L’Enquête de Renée Biret
Le roman épistolaire L’Enquête de Renée Biret se présente en plusieurs épisodes. Dans ce huitième lot de lettres, quatre filles à marier (Filles du Roy) établies en Nouvelle-France écrivent à Renée à La Rochelle.
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De Marie Targer à Renée Le quatrième jour de septembre de l’an mille six cent soixante-six De Marie Targer, Île d’Orléans, Nouvelle-France À Renée Biret, La Rochelle | 61 |
Enquiquinante Renée Biret, j’aimerais que tu cesses de médire à mon sujet auprès des filles à marier qui résident à l’île d’Orléans. Ta fameuse enquête a pris trop d’ampleur sous la houlette des Ardion, Moitié, Lauvergnat et De Boisandré, pour ne nommer qu’elles. La réputation de mégère, d’huguenote toquée, de cachottière, voire de menteuse, que tu me fais dans tes lettres a gagné toute l’île. Jusqu’aux dernières filles arrivées qui sont prévenues contre moi dès qu’elles entrent en contact avec l’une ou l’autre de tes enquêteuses. Je parle précisément de deux filles à marier débarquées l’an dernier, Elizabeth Roy et Marguerite Abraham. L’une a épousé Pierre Paillereau et l’autre, Ozarie-Joseph Nadeau, deux censitaires établis à moins d’une demi-lieue de chez moi. Quand on a eu le loisir de faire connaissance elles et moi, fin novembre, la première chose qu’elles m’ont dite avait un rapport avec mon cousin Hélie recherché sur l’île par sa fiancée restée en France. Qui leur avait parlé de cette affaire ? C’est la voisine d’Élizabeth Roy, notre complaisante Catherine Fièvre, qui n’est pas la pire de tes espionnes.
Tu devrais avoir honte d’étaler ta déconvenue amoureuse devant des femmes qui ne te connaissent même pas. Les filles deviennent sottes quand une histoire d’amourette les embobine. Tes amies rochelaises galvaudent bêtises après bêtises sur le sujet. Ma foi, il n’y a que Marguerite Peuvrier qui ne soit pas tombée dans le panneau de ton insipide enquête. Cette parisienne en a vu bien d’autres et elle ne ménage pas ses opinions. Elle ne croit pas à des fiançailles prolongées sur plus de sept ans. Elle se demande pourquoi Hélie Targer ne t’a pas écrit une seule fois depuis qu’il est en Nouvelle-France. Elle doute même qu’il se soit vraiment engagé envers toi en te promettant de revenir à La Rochelle à la fin de son trente-six mois alors qu’il n’est visiblement pas retourné. Franchement, voilà bien les bonnes questions à se poser.
Pour ma part, je te le dis tout cru, ton enquête sur le lieu de résidence d’Hélie n’est qu’une dissimulation pour te cacher la sombre vérité : mon cousin t’a tout bonnement abandonnée. Il me l’a d’ailleurs avoué, mais je ne révélerai rien de plus. En effet, comme on te l’a raconté, j’ai bel et bien vu Hélie en janvier 65. Il m’a fait une visite de neuf jours, puis il est reparti avec son équipée de Beauport à l’assaut des glaces du fleuve. Je n’ai pas cru bon de te l’apprendre, car toute l’île a eu vent de cet exploit et je savais qu’une flopée de correspondantes s’empresseraient de te l’écrire. Par contre, je sais des choses sur Hélie qu’elles ignorent et j’entends bien les garder pour moi.
En conclusion, sache que je ne suis pas obligée de collaborer à tes recherches, juste parce que tu me l’as demandé. Mon refus ne fait pas de moi pour autant une renégate. Il est fourbe et vain de me faire passer comme telle auprès des gens de l’île. Renée Biret, je ne te dois rien et je respecte le silence de mon cousin. C’est dit ! Adonc adieu !
Marguerite Peuvrier pour Marie Targer
P.S. : Je ne vous juge pas de la sorte, je ne suis que le truchement de Marie. Ne m’en veuillez pas.
M. P.
De Renée à Marie Targer Le premier jour de février de l’an mille six cent soixante-sept À Marie Targer, Île d’Orléans De Renée Biret, La Rochelle | 62 |
Fielleuse Marie,
À la lecture de ta lettre l’an dernier, j’étais résolue à n’y pas répondre. Ma tante Sarah m’a fait changer d’idée, voyant que ma colère ne retombait pas. C’est pour la chasser que j’ai consenti à t’écrire sans attendre le printemps.
D’abord, je ne médis pas à ton sujet dans mes lettres à mes correspondantes. Tante Sarah qui écrit sous ma dictée peut en répondre. Si les filles passent des commentaires sur ton humeur et ton comportement qui te déplaisent, je n’y peux rien. Les gens ont l’habitude de se faire leur propre opinion d’après ce qu’ils constatent eux-mêmes, n’est-ce pas ? L’île n’est pas si grande que cela et c’est pourquoi ma correspondance est largement connue. Bien sûr que tu n’es pas obligée de collaborer à l’enquête. D’ailleurs je ne m’y suis jamais attendue.
D’autre part, je me réjouis du fait que de plus en plus de personnes sur l’île sont aux aguets et que la moindre apparition d’Hélie Targer sera notée. Je ne compte donc pas du tout sur toi pour passer mon message à ton cousin. J’y parviendrai autrement, à l’aide de quelqu’un d’autre et avec facilité.
Mon enquête, loin de me mettre dans l’embarras et de me faire honte, me mérite des éloges inespérées. De toutes parts, on m’encourage et on félicite ma ténacité. Par contre, toi, je ne dirais pas que tu en retires quelques bénéfices pour ta propre estime en faisant obstacle par ton mutisme.
À l’avenir, ne fais plus la dépense de m’écrire car je n’en ferai pas pour te répondre.
Adonc adieu,
Renée Biret par Sarah Périn
De Marie Léonard à Renée Le vingt-quatrième jour de septembre de l’an mille six cent soixante-six De Marie Léonard, Québec, Nouvelle-France À Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle | 63 |
Brave et chère petite Renée,
Il s’est à peine écoulé trois mois, jour pour jour, que nous nous sommes vues la dernière fois à La Rochelle, toi, Anne Javelot et moi. Dans mon souvenir, c’est juste hier. Je t’avais presque traitée d’envieuse en voyant ton dépit devant l’annonce de notre engagement comme filles à marier. Tu nous avais mises en garde, Anne et moi, contre le fait qu’il y avait peu de chance que l’on contracte des mariages d’amour, d’après ce que t’avait dit le messire Jean Talon. Alors, je m’empresse de t’écrire que tu n’avais pas raison. Non pas qu’Anne et moi soyons déjà mariées, mais nous sommes bel et bien courtisées. Nous avons l’embarras du choix parmi les prétendants et il y a fort à parier que sous serons mariées avant la Noël.
Cependant, tu avais raison sur un point : les affaires matrimoniales vont plutôt rondement ici. Pas de longues fiançailles comme les tiennes; pas de retenue dans l’acceptation de plusieurs rendez-vous galants; pas de tergiversations dans la signature d’un premier contrat de mariage; et pas non plus de limitation dans le nombre de contrats qu’une fille peut signer et annuler devant notaire. Je ne plaisante pas, Anne est un bon exemple de ce que je raconte. Imagine la situation suivante : on s’embarque à La Rochelle sur Le Saint-Joseph le 27 juin ; on fait une assez rapide traversée de 68 jours; à peine dix jours après notre débarquement le 3 août, Anne est sollicitée par un dénommé Jean Gariguet qu’elle a rencontré seulement une fois; il la presse de le prendre comme époux et elle signe un contrat de mariage le 20 août, sans trop réfléchir. Au cours des jours suivants, on apprend que Gariguet n’est pas fiable et qu’il a menti sur ses possessions. Il aimait davantage la dot de 200 livres d’Anne qu’Anne elle-même. Le 24 août au matin, Anne retourne chez le notaire Becquet et annule son contrat. Et voilà, un de perdu, dix de retrouvés, comme on dit ! Alors depuis un mois, elle et moi, on laisse défiler les hommes dans le salon. On écoute leur boniment et on se laisse conter fleurette. On accepte même des petits cadeaux de certains. Y a pas de honte à cela. C’est ce que j’appelle donner une chance à l’amour d’éclore. À notre âge, on sait quel genre d’homme devrait nous convenir et on est convaincu qu’il va finir par se présenter, avenant, honnête et surtout, transis d’amour.
Le deuxième jour d’octobre
J’ai interrompu ma lettre au moment où une offre du Gouverneur des Trois-Rivières a été faite aux filles à marier récemment débarquées, désireuses d’aller s’établir là-bas. Anne refuse l’offre car elle est rebutée à l’idée de vivre à l’intérieur de forts. Mais moi, ça ne me dérange pas, au contraire j’éprouve de la curiosité pour l’endroit et de l’admiration pour celles qui y sont installées. Hier, nous devions donner notre réponse et j’ai accepté. Nous ne sommes pas bien nombreuses à l’avoir fait. Le choix des maris en sera d’autant plus grand. Dans quelques jours, je prendrai place dans un long canot et je repartirai sur le fleuve vers une nouvelle destinée aux Trois-Rivières.
Très chère petite, je fais vite pour que ma lettre soit à bord du premier navire à quitter le port de Québec pour la France. Je t’écrirai à nouveau pour te raconter le dénouement de mon histoire d’épousailles en Nouvelle-France. Elle aboutira, je n’en doute pas une minute, sur une union d’amour. Anne Javelot se joint à moi et te salue. Elle essaiera de t’écrire elle aussi.
Avec toute ma tendresse et mes loyales amitiés, je demeure ta presque tante de La Rochelle,
Marie Léonard
De Renée à Marie Léonard Le deuxième jour de juin de l’an mille six cent soixante-sept À Marie Léonard, poste des Trois-Rivières De Renée Biret, La Rochelle | 64 |
Gentille et brave Marie,
Au ton de ta lettre, je sens que les propos que j’ai tenus à la St-Jean l’été dernier vous ont blessées, Anne Javelot et toi. Chère Marie, je sais que tu étais une grande amie de ma défunte mère et au nom de cette amitié, je te demande de pardonner ma bévue. Je n’ai pas parlé par méchanceté ni par dépit. L’annonce de votre embarquement pour la colonie m’a étonnée, c’est vrai, mais votre espoir de mariages d’amour m’a abasourdie. Voilà pourquoi j’ai cru bon de vous dire ce que messire Jean Talon m’avait mentionné à propos des unions arrangées entre les filles à marier et les colons.
Ceci dit, sache que je me réjouis de savoir qu’Anne et toi gardiez encore bien vif l’espoir de rencontrer l’amour tel que vous le rêviez au départ. J’attends avec impatience l’arrivée de l’automne qui m’apportera ta lettre m’annonçant la nouvelle merveilleuse de ton mariage, qui visiblement n’a pas pu être conclu avant la fermeture de la navigation sur le fleuve, l’année passée. Mais je suis parfaitement sûre qu’au moment où tante Sarah rédige ces lignes pour moi, tu es devenue une femme mariée.
Sur le poste des Trois-Rivières, j’ai appris peu de choses dans mon abondante correspondance. Outre le fait que les habitants vivent à l’intérieur de forts, en tout cas avant la guerre aux Iroquois menée par le régiment Carignan Salières, ils sont entourés de catholiques, ce que tu as certainement constaté dès ton arrivée. Louise Charrier, une fille à marier du contingent de 1663, m’a écrit qu’un huguenot dénommé Targer aurait fait un bref passage aux Trois-Rivières et en serait reparti à cause de la pratique de sa foi. Je ne sais pas s’il s’agit d’Hélie ou non, mais le fait d’ostracisme envers les protestants est attesté un peu partout en Nouvelle-France. Je te sais très fervente et tenace dans ta foi, aussi je te conseille d’être prudente. Tante Sarah, la sœur de ma mère, te fait la même recommandation.
Avec la joie anticipée de te lire de nouveau,
Ta repentante nièce d’adoption qui réitère son amitié,
Renée Biret par le concours de Sarah Périn
De Sarah Périn à Marie Léonard
Permets une réprimande sur l’attitude dont tu fais montre devant Renée. Traiter avec autant de désinvolture le sacrement du mariage est presqu’un blasphème, selon moi et aussi selon ma sœur Simone, ta grande amie, que Dieu ait son âme. Comment approuver et encourager la signature et l’annulation de plusieurs contrats de mariage ? C’est un grand déshonneur pour une jeune fille, que dire de cela de la part d’une femme faite ? Du haut de tes trente-trois ans, tes idées de folles amours et de pamoisons sont parfaitement pitoyables. Elles font honte à l’engagement des filles à marier rochelaises qui ne s’embarquent pas pour courir le guilledou dans la colonie ni pour tourmenter des hommes honnêtes en quête d’une épouse. Je n’ai jamais fait de censure en lisant le courrier de Renée pour elle, mais si tu persistes à lui insuffler de telles ignominies comme valeurs matrimoniales, je veillerai à les taire lorsque je ferai la lecture de ta prochaine lettre. S. P.
De Marie Albert à Renée Le dix-neuvième jour d’octobre de l’an mille six cent soixante-six De Marie Albert, Québec, Nouvelle-France À Renée Biret, La Rochelle | 65 |
Mademoiselle Renée Biret,
Par l’entremise d’une compagne de traversée, déménagée depuis quelques mois à Québec, j’ai connu votre nom. Il s’agit de votre amie Catherine de Boisandré, avec laquelle vous correspondez au sujet de vos recherches pour retracer votre fiancé Hélie Targer, arrivé au pays en 1659.
De l’endroit où j’habite avec mon mari Jean Chauveau et notre petite fille Marie, je peux apercevoir les navires dans la rade de Québec. Lorsqu’ils appareillent pour retourner en France, j’ai toujours un pincement au cœur. Aussi longtemps que leurs voiles sont visibles, mon regard les accompagne. Hier, le port s’est presque vidé avec le départ du Moulin d’Or. Trois autres bâtiments avaient levé l’ancre la veille. Ne reste plus que La Catherine de La Rochelle qui mouille dans le port depuis le début août et qui devra bientôt partir à son tour. C’est donc ma dernière chance pour vous envoyer un pli, cette année. Non pas que j’aie une information très récente à vous communiquer, mais Catherine de Boisandré affirme que toute information concernant votre fiancé est importante à vos yeux. Je veux bien le croire. Votre enquête témoigne de beaucoup de persévérance et d’espoir légitime.
Voilà, sans discourir plus longtemps, l’information que je détiens sur Hélie Targer. Mes frères Guillaume et André défrichent des lots contigus sur la seigneurie de Lauson depuis 1657. Ils ont fait la connaissance de votre fiancé à l’hiver 1659, au moment des fêtes de la Noël célébrées chez le censitaire Guillaume Couture. À cette époque, Hélie Targer était à l’embauche du sieur Bissot, en tant que charpentier. Mes frères ayant conclu une entente d’approvisionnement en bois d’œuvre pour ledit sieur, ils ont eu maintes occasions de revoir Targer et de s’en faire un ami. Je n’ai malheureusement jamais rencontré votre fiancé, bien que j’aie été hébergée dans la maison de mes frères durant un mois, à mon arrivée dans la colonie, en septembre 1663. C’est eux qui m’ont présenté mon époux Jean Chauveau, un gars venant du même patelin que notre famille à St-Pierre D’Oléron. Je me suis sentie en pays de connaissance avec Chauveau, et à la fin octobre, je l’ai épousé. Nous sommes ensuite allés vivre à Québec et là s’est arrêtée l’information que mes frères m’ont donnée sur Hélie Targer. Jusqu’à ce jour, je n’ai pas eu le bonheur de les revoir, ni André ni Guillaume.
En espérant, Mademoiselle Renée Biret, que cette information vous est d’une quelconque utilité malgré son ancienneté.
Votre obligée,
Marie Albert par le truchement de Barbe Guay
De Renée à Marie Albert Le vingtième jour de mai de l’an mille six cent soixante-sept À Marie Albert, Québec De Renée Biret, La Rochelle | 66 |
Dame Marie Albert,
Je suis touchée par votre générosité et votre prévenance. Il n’est pas facile de s’adresser à une personne qui nous est étrangère. J’en sais quelque chose, car au cours de mon enquête par correspondance débutée en 64, j’ai eu à écrire à plusieurs inconnues. D’ailleurs, Catherine de Boisandré en est une pour moi, même si je peux la qualifier d’amie. Elle a eu mon nom, comme vous, par l’entremise de tierces personnes, en l’occurrence, mes amies rochelaises établies à l’Île d’Orléans. Quand Catherine m’a écrit en juin 65, elle habitait toujours l’île mais avait le projet de déménager à Québec. Merci de m’avoir confirmé son déménagement et aussi, merci de faire si aimablement le relais dans mon enquête.
L’information que vous me donnez, bien qu’elle ne m’apprenne rien que je ne savais déjà, a l’utilité d’attester la justesse des renseignements que je détiens actuellement. En cela, sachez qu’elle est serviable et importante, comme le soutient Catherine. Permettez une remarque que votre lettre m’inspire : elle concerne les navires dans un port. Les regarder aller et venir soulève toujours de la nostalgie quand on sait qu’ils vont rejoindre ou reviennent d’une destination où des gens qu’on aime vivent. Je conçois que votre île d’Oléron natale vous manque simplement parce que vous l’avez quittée sans espoir de retour.
En terminant, transmettez mes meilleures salutations à Catherine de Boisandré s’il vous advenait de la revoir et remerciez-la pour s’être faite un porte-parole aussi fiable dans mon enquête. Recevez, chère dame Albert, toute ma gratitude pour la peine que vous vous êtes donnée en contribuant à la recherche que j’ai entreprise pour retracer Hélie Targer. Dieu vous protège, vous et votre petite famille.
Votre reconnaissante Renée Biret par Sarah Périn
De Marie Repoche à Renée Le deuxième jour de novembre de l’an mille six cent soixante-six De Marie Repoche, Notre-Dame-des-Anges, Nouvelle-France À Renée Biret, La Rochelle | 67 |
Chère Renée,
Il y a quelques temps que je songe à t’écrire sans m’y décider. Ayant appris hier qu’un navire n’avait pas encore quitté le port, La Catherine de Larochelle, je me suis dit que c’était ma dernière chance de t’envoyer un pli cette année. D’abord, je tiens à te remercier de correspondre avec ma sœur Jeanne. Nous nous voyons peu, mais les nouvelles que j’ai d’elle me laissent douter de sa bonne humeur. Je sais toute l’amitié dans laquelle vous vous tenez l’une et l’autre. Connaissant ton franc-parler et ton entrain, tu es certainement la personne idéale pour la divertir.
Ensuite, je tiens à te dire combien je savoure ton enquête par correspondance et que je ne suis pas la seule. Tu ne peux pas imaginer la popularité qui l’entoure et le plaisir qu’elle procure à toutes celles qui y participent. L’originalité de ton entreprise stupéfie vraiment tout le monde. C’est un fait. N’abandonne pas ! Comment vivrions-nous dans la colonie, privés de cette charmante distraction ?
Je crois que Jeanne t’a dit qu’elle était marraine de mon fils Étienne, mais je doute qu’elle t’ait dit que j’attends un autre enfant qui devrait naître à la fin du mois ou au début décembre. Comme tu vois, je m’acquitte de ma mission de mère et je le fais sans rien regretter du pays. Il faudrait être geignard pour ne pas estimer le sort des filles à marier tellement préférable à celui qui les attendait en France. Je parle évidemment des filles du commun et pas des filles de qualité, comme on appelle celles de la petite bourgeoisie. En particulier ces Parisiennes dont on se demande pourquoi on les a exilées dans la colonie avec une généreuse dote. Qu’ont-elles fait pour ne pas trouver un parti convenable dans leur milieu huppé ? On se garde de poser la question. Chacun ses secrets, n’est-ce-pas ? La Nouvelle-France a ceci de bon qu’elle fait table rase de notre passé en nous plaçant devant les mêmes défis qu’il faut relever avec nos propres talents, quelles que soient nos origines.
Parlant talents, voilà où j’en suis avec mon mari Julien Jamin. Le lot que nous exploitons a suffisamment rapporté pour nous avoir permis, cette année, d’aménager un petit atelier de taille d’habits dans un coin. Julien veut reprendre le métier qu’il exerçait en Bretagne. Bien sûr, il y a quelques difficultés que nous devons surmonter pour parvenir à vivre de cette industrie. D’abord la clientèle est clairsemée et les étoffes simples comme la grosse serge et le droguet sont parfois difficiles à se procurer, sans parler du velours et de la batiste qui sont assez rares pour que les tailleurs de la ville les réservent et les payent d’avance selon les arrivages de France. Heureusement, nous avons le concours de Louise Gargotin, que tu connais, et de son mari Daniel Suire. Avec la récente livraison d’un pourpoint, d’un justaucorps, d’une cape, d’un capot et de quatre chemises, Louise est notre meilleure cliente jusqu’à maintenant, et son mari commence à nous servir d’approvisionneur pour plusieurs étoffes en provenance du marché rochelais. Sans leur encouragement, nous n’aurions pas songé à ouvrir notre commerce aussi tôt. Il nous reste à augmenter le nombre des acheteuses. Dès que j’en ai l’occasion, j’incite mes amies à faire appel aux services de Julien pour les chemises, les culotes et les vestes qui sont plus complexes à tailler et à assembler. La plupart de mes connaissances sur la seigneurie s’occupent elles-mêmes de leurs jupons et de leurs jupes, comme nous le faisions toutes à La Rochelle. Dans ce cas, Julien leur vend alors directement les aunes de tissu et le fil pour leurs confections, mais notre profit est très mince. Même si la commande est restreinte à quelques pièces de vêtement par femmes, elles sont assez nombreuses dans mon entourage pour constituer un début d’achalandage. Vient d’ailleurs de s’y ajouter une Rochelaise de ta paroisse : Élizabeth Doucinet. Elle vient tout juste d’aménager à Notre-Dame-des-Anges et elle rayonne de bonheur.
Chère Renée, sans vouloir te vexer, Élizabeth Doucinet a réussi là où tu échoues, c’est-à-dire qu’elle a épousé son fiancé parti dans la colonie avant elle. Pardonne-moi, mais je ne comprends absolument pas pourquoi tu t’échines à écrire des dizaines de lettres depuis deux ans au lieu de venir chercher Hélie Targer sur place. Sincèrement, la solution d’Élizabeth pour retrouver Jacques Bédard devrait être la tienne. Qu’attends-tu pour t’engager comme fille à marier ? Ma sœurette dit que tu as tes raisons mais elle n’est jamais parvenue à me les expliquer. Peut-être voudras-tu m’éclairer là-dessus ?
Je t’embrasse et je te recommande dans mes prières,
Marie Repoche par la main de Julien Jamin
De Renée à Marie Repoche Le onzième jour de juin de l’an mille six cent soixante-sept À Marie Repoche, Notre-Dame-des-Anges, Nouvelle-France De Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle | 68 |
Chère Marie,
Je te remercie pour ton engageante lettre. Ma très chère Jeanne n’a de cesse de me répéter que sans le soutien de sa grande sœur, elle serait désespérée. La prochaine fois que je lui écrirai, je lui dirai que tu comptes plutôt sur moi pour améliorer son humeur. Quant à la distraction généralisée que mon enquête donne aux femmes de la colonie, selon tes dires, je n’oserais y mettre fin en m’embarquant à mon tour. En effet, que ferez-vous sans mes lettres à commenter entre vous ? Vos soirées au coin du feu seraient bien ternes, j’en ai peur. Alors donc je poursuis ma correspondance comme tu le constates. Les navires sont encore et toujours mes messagers et les livreurs d’amusements épistolaires aux pauvres filles du commun exilées. Jusqu’à maintenant, aucun navire ne m’a fait défaut.
Le Saint-Sébastien appartenant au roi mouille à La Rochelle depuis presque deux semaines en attente d’un départ vers la Nouvelle-France. Je ne pouvais choisir meilleur navire pour transporter mes premières lettres, cette année. Tu t’interroges sur la pertinence de mon enquête par correspondance en me faisant l’éloge du cas d’Élizabeth Doucinet qui est venue rejoindre Jacques Bédard l’an dernier. Saches qu’ils ont convenu de se retrouver en Nouvelle-France dès que les fonds seraient réunis pour le passage d’Élizabeth; que la sœur d’Élizabeth et son mari préparaient sa venue; que le lieu de résidence de Jacques était connu grâce aux lettres envoyées à sa famille à La Rochelle. Bref, l’enrôlement d’Élizabeth comme fille à marier a simplement accéléré la réussite de leur projet de retrouvailles et d’épousailles. Maintenant, je crois inutile de te préciser combien la situation est différente de celle d’Élizabeth Doucinet et de Jacques Bédard, pour moi et Hélie Targer.
Vous souhaitant à toi et à Julien Jamin une grosse clientèle et quantité d’aunes de drap et de batiste pour vos confections, je demeure sincèrement ton amie rochelaise,
Renée Biret avec l’aide de Sarah Périn