L’Enquête de Renée Biret
Le roman épistolaire L’Enquête de Renée Biret se présente en plusieurs épisodes. Dans ce neuvième épisode, Renée reprend contact avec trois grandes amies qu'elle a négligées au cours de la dernière année et répond à des demandes d'informations de deux Rochelaises. L'envie de partir commence à la tenailler, mais elle ne veut pas alarmer sa tante.
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![]() | De Renée à Marie Valade Le deuxième jour de mai de l’an mille six cent soixante-sept De Renée Biret, La Rochelle À Marie Valade, Coste St-François de Ville-Marie | 69 |
Très chère et fidèle amie,
Le temps file et je te néglige. Pas un mot échangé entre nous l’an dernier. J’ai pourtant poursuivi mon activité épistolaire et ma quête d’informations sur Hélie, mais je n’ai trouvé rien de concret pour orienter mes recherches. Certaines filles croient même qu’il aurait quitté la Nouvelle-France pour la Nouvelle-Angleterre. Ho, je viens proche d’abandonner quand je lis ces suppositions !
Ne crois pas que j’ai cessé de penser à toi parce que tu es loin de la région de Québec où Hélie Targer a été repéré la dernière fois. Au contraire, en cette saison de navigation, rien n’est plus d’actualité que nos chers compatriotes français dans la région de Ville-Marie. Depuis deux semaines, beaucoup de bruits encourageants entourent le départ prochain du La Constance de Cadix pour Québec. Chez les autorités et agents royaux, ainsi que chez les marchands et armateurs, on est convaincu qu’une paix est envisageable sous peu avec les Iroquois. Il se peut même qu’à l’heure où ma lettre est couchée sur papier, la conclusion de la guerre est signée en faveur du roi de France. Quel apaisement ce serait de te savoir définitivement hors de danger !
Oui, le temps file et je me dois de te mettre à jour à propos de ma vie. Depuis plus d’un an, je sers aux cuisines sous les ordres du maître cuistre Simon et j’entends davantage de rumeurs qu’à l’époque où j’étais affectée aux étuves avec ma tante Sarah. Rien ne bat la brève période en 65 où j’étais la servante particulière de messire Jean Talon. Durant ces mois bénits, j’ai eu l’impression de vivre moi-même en Nouvelle-France tellement tout ce qui se disait dans la chambre du futur intendant m’a fait forte impression. Puis, il y a la correspondance volumineuse qui s’accumule depuis 64 et que nous relisons souvent, tante Sarah et moi. Tous ces renseignements sur la Nouvelle-France me tournent la tête, je crois. Surtout l’appel à m’embarquer que plusieurs de mes correspondantes me lancent. Oui, chère Marie, on me demande de plus en plus fréquemment pourquoi je ne viens pas effectuer mes recherches sur place et rejoindre l’introuvable Hélie Targer. Je l’avoue, la question commence à me tarauder sérieusement. Parce que je ne veux pas alarmer ma tante avec cela, j’utilise une autre scribe qu’elle pour me confier à toi ici. Même si j’éprouve un sentiment de trahison en le faisant, l’idée de peiner cette chère parente me rebute plus que tout. Réponds-moi aux soins de Louise Planchet.
Ma brave tante commence à douter du retour d’Hélie et elle s’est mise en tête de me trouver un époux dans une des familles huguenotes encore présentes à La Rochelle. Bien que je partage ses doutes à propos d’Hélie, je ne veux pas encore renoncer et je démontre de la tiédeur face à ses projets. Elle ne s’en rend pas compte et c’est tant mieux. Chez mes amies dans la colonie, les allusions à un départ possible pour la Nouvelle-France en m’engageant comme fille à marier n’ont appelé aucun commentaire de sa part jusqu’à maintenant. Tante Sarah se comporte toujours comme si nous ne pouvions nous séparer l’une de l’autre. Quand nous parlons du recrutement des filles à marier, celles de La Rochelle et toutes celles venues d’un peu partout en France et qui s’embarquent dans notre port à chaque printemps, tante Sarah fait comme si je n’étais pas éligible et que le programme d’émigration ne peut s’adresser à moi. Cela me mortifie. Quand elle aborde le sujet des amourettes ou du mariage, des beaux partis, des belles situations, des fréquentations, des rencontres, de mon avenir de femme, elle le fait sans mentionner le nom d’Hélie. Exactement comme si mon fiancé n’existait plus, comme s’il n’avait jamais existé. La moindre rencontre que je lui rapporte avec un célibataire, que ce soit un commis, un ami de la famille, un homme de passage, marin ou soldat, devient pour elle un sujet inépuisable de conjectures amoureuses. Elle m’imagine aussitôt prête à développer le lien, si ténu soit-il, et m’y encourage. L’une de ces rencontres fortuites que j’ai faites obtient entre toutes sa faveur. Elle a eu lieu en janvier 64. Il s’agissait d’un soldat en attente d’embarquement pour les colonies sucrières sous le commandement du marquis De Tracy. Le garçon était entreprenant et assez doué pour flatter, il a même osé se présenter à mon père sans mon assentiment. Pierre Balan qu’il s’appelait. Je l’aurais oublié si ce n’avait été de tante Sarah à qui j’ai conté l’affaire sans savoir qu’elle s’en emparerait pour me tourmenter ensuite. Balan s’est embarqué en février 64 et je n’ai plus jamais entendu parler de lui, sauf par ma tante. Ayant appris que le marquis de Tracy a été dépêché en Nouvelle-France avec ses compagnies à l’été 65, tante Sarah pense que Balan l’y a suivi. Elle en est convaincue et elle espère tout simplement qu’il va revenir ici dès que la guerre sera terminée et qu’il va déposer son cœur à mes pieds. Quelle chimère !
Ha, Marie, comme j’aimerais tout balayer et recommencer la période des fiançailles avec Hélie Targer à zéro ! Prendre ma destiné en mains, avec du neuf, du nouveau, de l’inusité. Tout comme tu l’as fait, toi et nos amies rochelaises que je chéris au-delà de l’océan. L’aventure et le bonheur au bout d’une route périlleuse. Perdre Sarah pour gagner un époux… Voilà bien le dilemme atroce et envoûtant que je vis. Qu’en penses-tu ? Me suggères-tu toi aussi de m’embarquer pour la Nouvelle-France ? Ai-je des chances de retrouver Hélie là-bas ? Et si non, pourrais-je l’oublier net et me choisir un autre compagnon ? Je t’en prie, promets-moi de réfléchir à ces questions et de m’éclairer. Ton jugement est si sûr et si précieux à mes yeux.
Chère Marie, je m’en voudrais de terminer sans m’être enquis de toi. Comment va ta petite famille et ton frère ? Ton mari s’est-il engagé dans la milice ? As-tu de temps en temps des nouvelles de nos amies rochelaises établies à Ville-Marie ? Transmets à toutes mon vœu ardent : que la santé ne vous fasse pas défaut et que la guerre finisse pour votre bien à toutes !
De tout cœur et avec ma tendre amitié, j’implore la protection de Dieu sur ta tête et sur celle des tiens.
Ton amie troublée et incertaine qui te prie de lui pardonner son silence d’un an,
Renée
par la main de Louise Planchet,
maison de Jean Planchet, La Rochelle, France
![]() | De Marie Valade à Renée Le troisième jour d’octobre de l’an mille six cent soixante-sept À Renée Biret, aux soins de Louise Planchet, maison de Jean Planchet, La Rochelle | 70 |
Chère Renée,
Comment peux-tu me demander pardon de ne pas m’avoir écrit l’an dernier ? Ne sais-tu pas que notre amitié est ferme et se moque des broutilles de ce genre ? Si tu considères que l’écriture est œuvre primordiale, je suis aussi fautive que toi de ne pas avoir écrit. Envoyer des lettres en France est certainement le cadet de mes soucis en ce moment, même à mes chers parents. Ne t’en offusque pas, je sais que tu comprends fort aisément ma situation.
Voilà pourquoi cette lettre est brève. Passons directement aux nouvelles de moi, car je ne t’apprendrai rien que tu ne saches déjà sur la signature de paix parafée à l’été avec les nations iroquoises. Mon mari n’a pas eu à s’engager dans la milice et cela m’a beaucoup aidée à étouffer mes peurs reliées à cette étrange guerre. Les enfants sont en parfaite santé et je vais accoucher de mon troisième dans quelques jours. Tout indique que cela se passera aussi bien qu’avec ma petite Marie-Jeanne et mon petit Pierre. Mon frère Jean s’est placé comme domestique chez un marchand de la ville et mon frère Guillaume, qui s’est embarqué l’an dernier, est aussi domestique chez un certain Juchereau à Beauport. Tu reconnaîtras son amour fraternel envers moi quand tu sauras qu’il m’écrit une lettre à chaque quinzaine ! Même à lui, je n’ai pas le loisir de répondre assidument, faute de temps et de papier. Quant à nos amies, dont tu demandes des nouvelles, elles vont sans doute aussi bien que moi, mais je n’en sais trop rien. Depuis la signature du traité, la surveillance s’est relâchée dans la seigneurie et nos déplacements d’une censive à l’autre ont repris. Mais pas avec la régularité d’avant, car nous sommes demeurés retirés sur nos lots. En somme, je n’ai encore reçu aucune visite de nos amies et dans mon état, je n’en ai fait évidemment aucune.
Terminons avec toi, chère fiancée tourmentée. Il est normal que les résultats tièdes de ton enquête te plongent dans l’incertitude quant à sa poursuite. À ta place, je ne sais pas si je continuerais. Il y a suffisamment de surveillantes ici pour te garantir un message rapide si Hélie surgissait enfin. J’hésite à joindre ma voix à celles des filles qui te recommandent de t’embarquer, comme solution à tes recherches. Je pense peut-être comme ta tante. Si Hélie n’a pas encore donné signe de vie, c’est que son engagement envers toi n’est plus. Je suis désolée de le dire aussi abruptement. Donc, si tu veux t’inscrire comme fille à marier, tant que les autorités continuent le recrutement, fais-le pour venir te marier et non pour venir enquêter. Tu te questionnes sur ta capacité à oublier Hélie pour prendre un autre homme en mariage. Je ne crois pas que tu obtiennes une réponse claire en ce moment. Ne devrais-tu pas faire confiance à ta tante marieuse qui semble considérer ton cœur prêt à s’offrir de nouveau ? Ne sous-estime pas la connaissance et l’amour qu’elle a pour toi.
Je te laisse malheureusement à tes incertitudes pour m’occuper des certitudes qui me pressent. Si j’accouche d’un fils, il s’appellera Jean, si c’est une fille, ce sera Madeleine. Je t’embrasse bien tendrement et je prie pour que ton ciel s’éclaircisse. Ton amie fidèle, épouse et mère de famille,
Marie
![]() | De Renée à Jeanne Repoche Le deuxième jour de mai de l’an mille six cent soixante-sept De Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle À Jeanne Repoche, Seigneurie de Sillery, Nouvelle-France | 71 |
Chère petite Jeannette,
Ce pli que j’ai muri au cours de la dernière année témoigne de mon regret à ne pas t’avoir écrit depuis notre échange de lettres en 1665. Tout en m’affirmant que vous ne vous voyez pas souvent, ta grande sœur Marie m’a écrit que ton humeur est assez chagrine. Je n’en ai pas cru un mot.
En relisant ta dernière lettre, chose que je fais souvent avec tante Sarah pour tuer le temps et pour raviver notre amitié pour vous toutes, les filles à marier rochelaises chères à notre cœur, je décèle de l’enthousiasme. Particulièrement quand tu parles des femmes avec lesquelles tu t’es liée d’amitié, Anne-Marie Agate, Marthe Ragot et Hélène Du Figuier. Tu sembles avoir un réel plaisir à les côtoyer. Ce que tu m’apprenais sur l’exploitation de votre lot à toi et ton mari m’apparaît plein de promesses aussi. Bien sûr, la perte d’un nouveau-né a été un gros nuage dans ta vie, mais les espoirs que tu fondes sur ta petite Marie révèlent davantage de bonheur que d’angoisse. Non, je ne vois rien qui assombrisse ton humeur, tante Sarah non plus. Plaise à Dieu qu’il en soit ainsi.
Nous n’avons pas d’informations sur votre situation au cœur du conflit avec les Iroquois. Êtes-vous entourés de guerroyeurs là où vous êtes installés ? J’ai cru comprendre qu’une mission indienne logeait sur le territoire de votre seigneurie et qu’elle était sous la houlette des pères jésuites. Si cela est vrai, comme tu me l’as toi-même raconté, les ennemis de la Nouvelle-France doivent redouter leurs alliés indiens et se tenir à distance d’eux. La présence de la mission doit sûrement protéger les familles françaises à Sillery. Voilà ce à quoi nous pensons, tante Sarah et moi. Nous entendons dire chaque jour que la paix sera signée au cours de l’été et nous l’appelons de tout notre cœur.
Étrangement, le transport du courrier n’a pas souffert au cours de ces deux dernières années. Toutes mes lettres ont apparemment été livrées et toutes les réponses me sont revenues. Ai-je avancé dans mon enquête ? Probablement que oui, mais alors, très peu et très lentement. En fait, je n’ai pas encore retracé Hélie en Nouvelle-France. Je ne me décourage pas encore, ma tante ne me le pardonnerait pas. Par contre, la motivation de retrouver mon fiancé laisse de plus en plus le pas au plaisir de créer des contacts avec les Françaises là-bas et de cultiver mes amitiés avec mes chères Rochelaises.
D’autres de mes connaissances se sont enrôlées comme filles à marier. Si, à un certain moment, on a redouté que le recrutement cesse, il n’a pas même ralenti. L’an dernier, Marie Léonard, Anne Javelot, Marie Chaton et Élizabeth Doucinet sont montées à bord du St-Jean-Baptiste de Dieppe qui a fait escale à La Rochelle le 13 mai. Tu les connais toutes et tu sais qu’elles sont suffisamment hardies pour plonger dans l’aventure sans sourciller. J’ai déjà eu des nouvelles de trois d’entre elles, dont une lettre très joyeuse d’Élizabeth. Elle a non seulement retrouvé sa grande sœur Marguerite à Charlesbourg, mais elle a aussi retrouvé son fiancé Jacques Bédard. Sa bonne fortune me fait rêver.
Ma tante et moi t’embrassons tendrement et te souhaitons le meilleur. Que Dieu te garde !
Ton amie pour toujours, Renée
![]() | De Jeanne à Renée Le vingtième jour d’août de l’an mille six cent soixante-sept À Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle De Jeanne Repoche, Seigneurie de Sillery | 72 |
Chère amie de toujours,
Tu as raison de penser que je me porte bien et que les jours sombres sont derrière moi. Je ne saisis pas ce que ma sœur Marie craint au sujet de ma bonne humeur, mais laissons-la à ses suppositions. Je crois qu’elle a beaucoup à faire pour tenir ouvert l’atelier de taille d’habits de son mari, tout en veillant sur ses enfants. Elle en a maintenant deux, deux fils. Ma petite Marie va bien et elle fait notre joie quotidienne à Jérôme et moi. Bien que nous n’ayons pas été attaqués sur la seigneurie au cours de l’an dernier, nous apprécions fort la paix retrouvée. Enfin, nous voilà libérés des menaces iroquoises !
La semaine dernière, nous avons assisté à une cérémonie grandiose pour la nomination du chef indien Teykorimat. Toutes les nations alliées avaient envoyé des représentants pour le festin et tous les habitants de la seigneurie ont participé. Ça faisait beaucoup de monde réuni devant le Fort St-François Xavier, un peu plus de cent personnes, a-t-on dit. Une trentaine de tables avaient été dressées dans le champ et on s’est régalé de tout ce que chacun avait apporté : des œufs, de la frigousse de castor, du lard croûté, des pains de seigle, des tourtes, de l’anguille boucanée, du fromage vert, des galettes de courge et de naveau et des petits fruits confits dans l’érable. Jérôme et moi avons apporté des noix et des gadelles qui poussent au fond du champ, notre couteau et notre cuillère. On a fait bombances et réjouissances pour dix ans à venir ! Les Pères Albanel, De Beaulieu et Nouvel ont été les orateurs français et ils ont reçu les présents traditionnels indiens, des colliers de porcelaine colorée et des ceintures d’écailles de tortue qu’ils ont porté toute la journée par-dessus leur bure. Quel joli contraste de couleurs ça faisait ! Jérôme et moi n’avions jamais vécu un événement pareil. Même chose pour Marthe Ragot et Louis Samson que nous n’avons pas quitté d’une semelle avec nos enfants dans nos jupes.
Je ne donne pas souvent de nouvelles à toi et aux miens à La Rochelle et je ne mérite pas d’en recevoir, par conséquent. Je suis très contente de celles que tu me bailles concernant nos amies communes qui se sont embarquées pour la colonie. J’aurai peut-être la surprise d’en rencontrer une dans un prochain avenir. Il y a plusieurs célibataires ici qui sont à la recherche d’une épouse et qui pourraient bien faire leur bonheur d’une fille à marier rochelaise.
Mon frère aîné, François Repoche, que tu n’as pas beaucoup connu, envisage d’abandonner son contrat de laboureur à bras qui le fait à peine vivre, pour venir peiner à son propre compte en Nouvelle-France. Il a confié ce projet à Marie dans une lettre qui a voyagé sur le même navire que la tienne. Mon généreux mari serait enchanté de l’avoir sur notre lot. Et moi, de l’avoir sous notre toit. De tous mes frères, c’est François qui est mon préféré. Jérôme et moi espérons ardemment qu’il va réussir à trouver une traversée. Nous prions tous les soirs dans ce sens et dans bien d’autres.
Je te laisse sur ces paroles engageantes et te recommande à Dieu.
Ta Jeannette bien heureuse,
Par la main d’Hélène Du Figuier
![]() | De Renée à Anne Lépine Le troisième jour de mai de l’an mille six cent soixante-sept De Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle À Anne Lépine, Notre-Dame des Anges, Nouvelle-France | 73 |
Chère Anne,
Le départ de La Constance de Cadix pour Québec prévu pour cette semaine me presse d’écrire aux chères amies que j’ai négligées l’an dernier. Surtout toi, qui semble avoir été froissée par ma dernière lettre. Je te prie d’accepter mes excuses si mes propos t’ont blessée, car je ne saurais m’accommoder de quelque froid entre nous. Parle-moi de ton fils Guillaume pour lequel je te félicite très chaleureusement. L’annonce de sa naissance m’a procuré une grande joie. Combien tu dois être comblée d’être mère, chère Anne ! Étant donné que ton amie Catherine Marchand s’embarque sur ce navire, je lui confie la lettre. Avec les informations que je lui ai données sur toi, elle est très confiante de te retrouver. Puisse Dieu permettre cela !
De ce côté-ci de l’océan, je travaille et vis toujours à l’auberge avec ma tante et sur ce sujet, il y a peu de nouveau à dire sinon que je suis soubrette aux cuisines et non plus servante aux étages. Mon enquête sur Hélie Targer piétine et je regarde moins les filles qui partent pour la colonie comme de futures informatrices. J’ai croisé plusieurs Rochelaises parties l’an dernier et que tu connais peut-être : Marie Chaton, Andrée Remondière, Anne Javelot, Marie Léonard et Élizabeth Doucinet. Les deux dernières m’ont surprise en m’écrivant dès leur débarquement. Leurs lettres sont arrivées à La Rochelle par le même navire qui les avait traversées à Québec. Marie Léonard serait établie aux Trois-Rivières et Élizabeth, près de sa sœur Marguerite, dans la même seigneurie que toi. Dans l’ensemble, je peux dire que notre labeur de correspondance, à tante et à moi, est moins pressant qu’au début, en 64. Bien sûr, il n’est pas terminé, comme tu le constates. Tante Sarah ne veut pas l’interrompre et moi non plus, car j’ai pris plaisir à maintenir les liens avec vous toutes par la voie épistolaire.
Au cours de l’hiver dernier, tante Sarah a assisté à un office protestant et en a rapporté la nouvelle qu’Andrée et Marie Lépine, de St-Georges-de-Périgny, apparemment tes cousines, se sont engagées comme filles à marier. Andrée se serait embarquée l’an dernier et Marie partirait cette année. Sachant cela, je compte bien surveiller le passage de Marie Lépine à La Rochelle et l’intercepter avant son embarquement. Si c’est bien ta cousine, elle sera contente d’avoir des nouvelles de toi.
En relisant ta lettre datée de l’été 65, je constate ton intérêt pour le régiment Carignan Salières. Ici, les autorités françaises croient qu’il est à la hauteur de la mission qui lui est confiée. D’ailleurs, tout indique qu’une paix est imminente. Les espoirs sont grands pour tous ceux et celles qui ont des amitiés dans la colonie, comme moi. Je formule le souhait qu’au cœur de votre seigneurie, vous n’êtes pas inquiétés par les escarmouches.
Ton amie qui te salue affectueusement,
Renée
![]() | D’Anne à Renée Le vingt-cinquième jour d’août de l’an mille six cent soixante-sept D’Anne Lépine, Notre-Dame des Anges, Nouvelle-France À Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle | 74 |
Ma très chère Renée,
N’aies aucune inquiétude concernant mon sentiment envers toi. Le froid que tu imagines n’existe pas. C’est dit.
Maintenant, passons aux nouvelles. La guerre est bel et bien finie, les choses vont rentrer dans l’ordre et les soldats repartir. Pour preuve, Le St-Sébastien appareille bientôt avec le Général Tracy à son bord et plusieurs de ses capitaines. Je vise ce navire pour transporter ma lettre, mais je ne suis pas en peine si François ne réussit pas à la remettre à temps à l’officier du port. L’Orange, Le St-Philippe et Le Petit Agneau sont encore dans la rade de Québec en attente de leur départ fixé pour septembre. Une autre vague de soldats s’en ira à leur bord et la colonie va ainsi se vider de ses défenseurs jusqu’à la fermeture de la saison de navigation. François affirme qu’ils ne retourneront pas tous cette année. De fait, le nombre des navires n’y suffiraient pas. En outre, l’intendant Talon a obtenu de la Couronne l’assignation à des terres pour tous les soldats désireux de s’établir dans la colonie. Combien vont se prévaloir de cette offre ? On ne saurait le dire pour le moment. D’après François, ce pourrait être la majorité du régiment Carignan Salières qui ne reparte pas en France. Il est de nature optimiste.
Élizabeth Doucinet est bien installée sur la Coste Notre-Dame des Anges, à deux lots de sa sœur Marguerite. Je ne sais pas où sont les autres filles que tu me mentionnes dans le contingent de 65. Je ne les connaissais que de vue. Par contre, ta lettre m’a bel et bien été remise par mon amie Catherine Marchand. Tes indications pour me retrouver étaient claires et je te remercie de les lui avoir fournies. J’envisage de la prendre chez moi bientôt, si ses engagements à Québec le lui permettent. Enfin, je peux te confirmer que les sœurs Lépine de St-Georges-de-Périgny ne sont pas apparentées à ma famille, chose que tu sais déjà si tu as parlé avec Marie Lépine avant son embarquement.
Compte tenu des deux années troubles que nous venons de vivre ici, je suis étonnée que le recrutement des filles à marier ne se soit pas interrompu. D’après ce que nous avons découvert, les candidates de cette année semblent plus exigeantes que nous l’étions en 63. En juin dernier, à Dieppe, certaines filles auraient signé un acte de protestation concernant leurs conditions d’engagement et elles ont été entendues. Va savoir ce que cela change… La semaine dernière, mon voisin tailleur d’habits, Julien Jamin, a rencontré l’une d’elles dans la boutique d’un drapier à Québec. Une parisienne nommée Marie Pasquier, fille noble orpheline d’un conseiller du roi. À peine débarquée, elle voulait déjà commander une toilette pour paraître au Palais de l’intendant et elle a tenu la clientèle pour auditoire durant près d’une heure. Jamin a été fort admiratif du verbe de la dame et il n’y a rien d’étonnant à cela. Marie Repoche ne cesse de vanter la grande urbanité de son mari, tout en courbettes et en compliments devant quiconque porte jupon.
Marie affirme t’avoir écrit l’an dernier pour te féliciter de ton enquête, qui selon elle, est un sujet d’animation et de potins auprès des femmes dans la seigneurie. Je ne sais ce qu’elle a pu te raconter, connaissant son goût pour la raillerie, mais rassure-toi, tu n’es pas l’objet de critique chez aucune de mes connaissances. Évidemment, ta correspondance avec nombre de compatriotes établies dans la colonie soulève l’intérêt général et peut à l’occasion alimenter les conversations. À mon avis, on considère la chose comme une entreprise inusitée et fort louable. Je t’invite personnellement à la poursuivre aussi longtemps que prévaudront tes motivations à créer et à entretenir des liens avec les femmes ici. Que ta tante Sarah soit complimentée pour y mettre tant de persévérance !
Je finis cette lettre avec la nouvelle d’importance. Elle concerne ma famille qui grossit : mon fils Guillaume a eu deux ans en janvier et ma petite Jeanne a eu six mois hier. Elle est parfaitement saine et mignonne. Me voilà doublement «comblée», terme que je repends de toi, chère Renée. Il s’applique exactement à ma situation.
Avec toute ma tendresse, Anne Lépine.
![]() | De Renée à Anne Javelot Le troisième jour de mai de l’an mille six cent soixante-sept De Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle À Anne Javelot, Québec, Nouvelle-France | 75 |
Chère et brave Anne,
L’an dernier, à l’annonce de la traversée pénible mais réussie des navires vers la Nouvelle France, tout La Rochelle a soupiré d’aise. Du moins moi, je l’ai fait, car nombre de filles à marier rochelaises étaient à bord des bâtiments, dont plusieurs de mes amies et des tiennes. Entre autres, Marie Léonard qui m’a écrit quelques mots dès son arrivée à Québec et qui m’a transmis tes salutations. Elle m’a dit qu’elle était transférée au poste des Trois-Rivières, mais je n’ai pas reçu de confirmation de son mariage là-bas. Elle m’a aussi dit que tu t’étais proposé de m’écrire, mais j’ai décidé de prendre les devants. Nos lettres se croiseront-elles ?
Chère Anne, je m’enquiers de toi, qui, toujours selon Marie, as annulé un contrat de mariage peu de temps après ton arrivée. J’espère que cela ne t’a pas empêchée de recevoir d’autres demandes en mariage et qu’à l’heure où je dicte cette lettre à ma tante, tu es mariée honorablement et à ta convenance. J’avoue que ma tante et moi avons été inquiétées en apprenant qu’un prétendant t’avait flouée en présentant des faussetés sur son compte. Nous nous réjouissons que tu aies pu t’en dépêtrer. Heureusement, la liberté de choisir un époux est une chance inouïe offerte aux filles à marier. Normal que vous la saisissiez. Comme on le voit, la dot n’est pas l’essentiel pour trouver un bon parti. D’autres points sont à considérer. Tante Sarah et moi aimerions connaître ce qui t’importe en la matière, si je ne suis pas trop indiscrète.
Maintenant, je veux profiter de cette lettre pour revenir sur notre rencontre avec Élizabeth Doucinet, juste avant votre embarquement. Élizabeth et toi êtes parties avec l’espoir de conserver votre pratique calviniste en Nouvelle-France et je n’ai pas osé vous détromper à ce sujet. Je me suis contentée d’éluder la question quand on en a parlé. Mais je t’ai promis de faire une recherche à ce propos dans ma correspondance et je l’ai fait.
Donc, comme tu me l’as demandé, j’ai relu les lettres des protestantes de La Rochelle afin d’y relever des informations sur leur culte dans la colonie, qu’elles se soient installées à Ville-Marie, à l’île d’Orléans, à Sillery ou ailleurs. Je suis désolée de te rapporter qu’il est nul. Aucun pasteur n’a été autorisé à s’établir en Nouvelle-France; aucun livre de Calvin ne circule sous le manteau entre les protestants; aucune communauté ne s’est formée, même petite; aucun office n’est tenu; aucun prêche n’est prononcé. Je n’ai aucun nom à te donner qui témoigne d’une pratique protestante quelconque en Nouvelle-France. Au contraire, plusieurs abjurations sont attestées, tant chez les femmes que chez les hommes huguenots, surtout au moment de leur mariage, mais aussi lors de cérémonies de confirmation collective, à Québec, notamment. Les confidences qu’on m’a faites par lettre montrent plutôt que les protestants entretiennent leur foi dans le privé, par des initiatives personnelles et je dirais, un peu clandestines. Personne ne veut faire d’histoires avec les autorités religieuses dans la colonie et tous veulent vivre en harmonie avec leur entourage. Tu le constateras toi-même quand tu seras mariée et installée sur un lot : les voisins seront ce que tu as de plus utile dans ta vie quotidienne. Ça, toutes mes amies l’écrivent.
Alors, si j’ai un seul conseil à te donner, c’est de mettre en veilleuse ta ferveur religieuse. Au mieux, tu épouseras un protestant avec lequel tu pourras prier et chanter dans un coin de ta cabane; au pire tu épouseras un papiste et tu devras prier et chanter à voix basse quand il sera sorti. Dans un cas comme dans l’autre, tu devras abjurer officiellement le protestantisme et devenir catholique. Peut-être est-ce déjà fait à cette heure…
Transmets mes chaleureuses salutations à Marie Léonard et à Élizabeth Doucinet, si tu les revois.
Que Dieu te garde et que la meilleure des chances t’accompagne,
Ton amie Renée Biret, Cité de La Rochelle
![]() | D’Anne Javelot à Renée Le vingtième jour d’octobre de l’an mille six cent soixante-sept À Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle D’Anne Javelot, Côste St-Michel, Sillery | 76 |
Chère Renée,
Ta lettre m’a fait bien plaisir. Tu es la seule personne en France qui m’a donné des nouvelles du pays. Sois en chaudement remerciée. Je ne t’ai pas écrit, comme je l’avais laissé entendre à Marie Léonard au moment où elle t’a écrit l’an dernier. Cela m’est sorti de l’esprit, tout comme ma demande de renseignements sur la pratique religieuse calviniste dans la colonie. Je réalise que tu t’es donné du mal à relire ta correspondance pour répondre à ma demande et j’en suis honteuse. Je te prie de me pardonner. Pour ma défense, l’aventure de mon exil dans la colonie m’a entièrement détournée de la France et de ce que j’ai laissé derrière moi.
Chère Renée, je vais tenter de t’expliquer ce qui m’est arrivé à moi, mais aussi à plusieurs filles à marier. La traversée est le premier péril qui nous fait tout effacer de notre ancienne vie. Le débarquement est le deuxième choc qui nous transforme. Ici, les façons de faire, sans être contraires à celles de la France, sont pourtant si différentes. C’est un grand dépaysement qui nous chamboule l’âme. Nous allons de découvertes en découvertes. Au début, nous en ressentons un certain désarroi, mais rapidement, nous nous laissons emporter par le vent de liberté qui souffle sur nous, filles adultes et maîtresses de leur destiné. Particulièrement maîtresses de nos perspectives de mariage. Inutile d’épiloguer là-dessus, je vois dans ta lettre que tu as compris l’essentiel.
Alors, oui, j’ai choisi mon époux, dans tout le sens du mot choisir, c’est-à-dire que j’ai fait une sélection parmi plusieurs candidats. Tu demandes selon quels critères ? Eh bien voilà, j’ai pris un homme de sept ans mon cadet; un homme bien fait et avenant de visage; un homme possédant un lopin de terre qu’il défriche depuis 63; et surtout j’ai pris un gars de La Rochelle. Il se somme Jacques Leboeuf, il est le fils de Thomas Leboeuf, le chef d’une famille sensible à la cause huguenote dans la Cité. Jacques et moi avons subtilement reconnu nos convictions religieuses dès la première rencontre et nous avons convenu de les taire jusqu’à notre mariage. Je n’ai donc pas eu à abjurer, comme tu m’en avais prévenue. Et en effet, nous demeurons fidèles à nos croyances dans le secret de notre foyer, comme la plupart des protestants dans la colonie. Le mot d’ordre est la discrétion et ma ferveur, comme tu appelles ma foi, n’en souffre pas. Les mouvements du cœur sont intimes et de l’ordre du privé. Je n’en dis pas plus.
En terminant, je n’ai eu aucune nouvelle de Marie Léonard depuis son départ pour le poste des Trois-Rivières. Je n’ai pas eu l’occasion de revoir Élizabeth non plus. Par contre, je croise presqu’à toutes les semaines ta grande amie Jeanne Repoche, à qui tu as écrit cet été. Sa petite Marie est très malade depuis un mois et Jeanne en est extrêmement affligée. Je te transmets sa demande de prier fort pour l’enfant, ainsi que je le fais moi-même. Puisse Dieu garder la vie à cette petiote Bilodeau.
Reçois toute mon affection et salue bien ta charmante tante pour moi. Je demeure ton amie de La Rochelle à jamais, Anne Javelot.
![]() | De Renée à Marie Chaton Le troisième jour de mai de l’an mille six cent soixante-sept De Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle À Marie Chaton, Nouvelle-France | 77 |
Chère Marie,
Sachant que personne de La Rochelle ne te donneras des nouvelles, car tu n’as aucune parentèle sur place et que tes amies et connaissances ne se préoccupent plus de toi depuis ton départ pour la Nouvelle-France l’an dernier, je me permets de t’envoyer ce mot. J’espère qu’il t’atteindra, où que tu sois établie maintenant. Comme le courrier entre la France et la colonie est étonnamment sûr, je crois que tu liras ces lignes, un jour.
La maison où tu logeais, non loin de celle où j’habitais avec mon père, a entièrement été rasée par un incendie au cours de l’hiver. L’événement a ébranlé le quartier de Notre-Dame-de-Cougnes, car plusieurs paroissiens sont maintenant à la rue, mais heureusement, il n’y a pas eu de morts. Par contre, ta logeuse, la veuve Gendron, a été transportée chez les Sœurs Hospitalières. L’une d’elles m’a confié dernièrement que la veuve Gendron te réclame dans son délire. Preuve qu’elle t’aimait beaucoup. Apprenant que j’écris aux filles à marier parties au Canada, la religieuse m’a demandé de t’écrire pour recommander la pauvre femme dans tes prières. Je ne sais si ta logeuse survivra assez longtemps pour en profiter. Il serait sans doute plus pertinent de prier pour son âme. Quoiqu’il en soit, une prière n’est jamais perdue. Les tiennes ont toutes les chances d’être entendues, vu la piété que tu as toujours démontrée.
Dans la mesure où cela ne t’occasionne pas trop de dépenses ou de dérangement, écris-moi. Je suis toujours très intéressée par les Rochelaises qui vivent dans la colonie et je conserve un excellent souvenir de toi qui remonte au temps où nous fréquentions les petites classes du curé.
Que Dieu te garde et que la bonne fortune te sourit dans le choix de ton époux,
Renée Biret, ton ancienne camarade de classe et paroissienne de Notre-Dame-de-Cougnes
![]() | De Marie Chaton à Renée Le vingt-quatrième jour de septembre de l’an mille six cent soixante-sept À Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle De Marie Chaton, Batiscan, Nouvelle-France | 78 |
Chère Renée Biret,
Tu as raison de faire confiance aux gens dédiés à l’acheminement du courrier en Nouvelle-France, car ta lettre m’est parvenue le mois dernier. Je vois que mon nom comme recrue pour le poste des Trois-Rivières a été bien enregistré, comme celui de ton amie Marie Léonard. Avec trois autres filles à marier de la même frégate, nous avons navigué sur le fleuve dans de grands canots de voyageurs à partir de Québec jusqu’au Cap-de-la-Madeleine où nous sommes descendues le 27 septembre dernier, voilà déjà un an. Nous avons été accueillies par le gouverneur des Trois-Rivières lui-même, le sieur Pierre Boucher et son aimable épouse, Jeanne Crevier. Marie Léonard et moi avons séjourné sous leur toit durant l’automne et au début de l’hiver. Marie s’est mariée le 24 janvier avec le notaire René Rémy dit Champagne et est partie s’établir à Boucherville, et moi, dix jours plus tard, le 5 février, j’ai épousé Pierre Lagarde.
Voilà bien ce que j’appelle un excellent homme. Il était habitant et marchand au Cap-de-la-Madeleine. Mais dès ce printemps, Pierre et moi avons rejoint un groupe de colons bien implantés à Batiscan et nous avons eu l’opportunité de nous installer provisoirement chez Jacques Poisson, un ami de Pierre, en attendant que celui-ci nous vende son lot. La transaction est prévue pour la fin novembre, quand Poisson achètera le lot de Guillaume Barrette. Il nous laissera alors le sien pour moins de quinze livres. Une véritable aubaine. Après, nous serons fin seuls dans la place. Quel bonheur je ressentirai d’être chez moi ! C’est modeste ici, mais ce sera tout à nous.
Moi qui ai toujours été à la gêne chez l’un ou chez l’autre paroissien de Notre-Dame-de-Cougnes, besognant fort pour mon pain et ma couche, vivant dans la discrétion et l’effacement extrêmes, je me sens transportée par un grand sentiment d’importance à l’idée d’être bientôt propriétaire. Il faudra trimer dur. Mais, c’est ensemble, Pierre et moi, qu’on relèvera le défi, car c’en est tout un que celui de vivre et survivre en ce pays. Cet été, mon apprentissage du travail de la terre a été grandement facilité par mon entourage, dont une femme en particulier que tu connais pour avoir correspondu avec elle; il s’agit de Louise Charrier, l’épouse justement de Guillaume Barrette. Cette femme d’habitant a deux jeunes enfants, dont un à la mamelle, et elle semble avoir plus de travail dehors qu’en dedans. Quel tourbillon de jupes et de manches relevées entre la rivière, le potager, le four à pain communal, le campement indien et le logis que cette maîtresse-femme ! Elle m’épate !
Le couple Barrette-Charrier est très dynamique et très généreux de ses conseils à qui veut en prendre. Il a eu l’insigne honneur de recevoir sous son toit l’intendant Jean Talon, le mois dernier. Pierre et moi avons évidemment rencontré le messire qui nous a recensés comme chacun des habitants de Batiscan. J’ai été impressionnée par sa prestance toute en gentillesse. Il ne fait pas du tout grand seigneur, comme tu me l’avais mentionné, pour l’avoir eu comme client à l’auberge. Il s’est informé des besoins de chaque famille. Pierre et moi ne savions pas trop quoi répondre, vu notre mince expérience du défrichement et Poisson n’a pas été plus loquace. Mais le messire n’a pas négligé son attention envers nous pour autant. Je crois que je vais vraiment beaucoup aimer la Nouvelle-France. Elle me fait déjà bonne impression.
Chère Renée, sois bénie d’avoir consenti à m’écrire. Ta lettre est mon petit crochet avec la France et avec ma brave dame Gendron. Je prie pour elle à tous les jours et aies l’amabilité d’assurer les Sœurs Hospitalières que je le ferai encore longtemps. Comme La Rochelle m’apparaît désormais loin ! J’ai laissé mon passé sans regrets derrière moi et je dis volontiers que j’embrasse mon avenir avec félicité. Peut-être n’ai-je plus d’amis pour se souvenir de moi à La Rochelle, mais ne puis-je compter sur une Renée Biret pour prononcer encore le nom de Marie Chaton dans le quartier de Notre-Dame-de-Cougnes ? Je t’embrasse pour cela.
Sache que ce serait un immense plaisir, plutôt qu’une charge, de continuer à t’écrire et je le ferai naturellement dans la mesure de mes moyens. Merci mille fois pour ta lettre. Merci à dame Crevier, épouse du gouverneur, de continuer à m’accueillir chez elle à chaque fois que je passe au Cap et surtout merci à elle de m’assister en lisant et en écrivant mes lettres.
Marie Chaton, émigrée et heureuse en Canada
Par la main de Jeanne Crevier