L’Enquête de Renée Biret
Le roman épistolaire L’Enquête de Renée Biret se présente en plusieurs épisodes. Dans ce septième lot de lettres, Renée écrit à quatre filles à marier (Filles du Roy) du contingent de 1663 et à une du contingent de 1666.
Lire aussi l’épisode précédent et les épisodes suivants.
![]() | De Renée à Claude de Chevrainville Le cinquième jour de mai de l’an mille six cent soixante-six De Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle À Claude de Chevrainville, épouse du sieur Henri Brault de Pomainville Pointe-de-Lévy, Nouvelle-France | 51 |
Noble Claude de Chevrainville,
Ayant reçu une lettre de votre sœur Marie-Madeleine, je mesure à quel point les échanges que l’on a eus l’an dernier, avant votre départ pour la Nouvelle-France, étaient porteurs de retombées. Je n’ai même pas songé à vous demander de participer à ce que j’appelle «mon enquête» et votre initiative d’en parler avec votre sœur demeure pour moi une source de ravissement. Soyez-en remerciée de tout cœur. Grâce à votre compréhension et à votre amabilité, je réalise que la profondeur d’une amitié ne se mesure pas à l’ancienneté de celle-ci, mais à la qualité des personnes qui la nouent. Car c’est ce que j’éprouve pour vous et votre sœur Marie-Madeleine : une belle amitié capable d’effacer la contrainte des rangs dans la société.
Au nom de cette amitié, j’ose vous demander un petit service. Une personne vivant à Pointe-de-Lévy m’a déjà été suggérée comme informatrice probable dans la recherche d’Hélie Targer en Nouvelle-France. Il s’agit d’Anne Gendreau, une fille à marier du premier contingent, celui de 1663. Plusieurs noms de résidentes à Pointe-de-Lévy m’ont été signalées en même temps qu’Anne Gendreau et j’ai communiqué avec toutes, sauf avec elle. Les informations provenant de la seigneurie de Lauson m’ont révélé la première présence de mon fiancé en Nouvelle-France. Alors, je ne veux pas abandonner cette piste, même si les traces les plus fraîches d’Hélie Targer me conduisent à l’Île d’Orléans et à Québec. Je ne sais pas si vous pouvez parler avec Anne Gendreau, si les lots que vos maris exploitent sont près les uns des autres et si votre effort pour l’atteindre est grand ou nom. La distance entre les censives semble parfois être un sérieux obstacle aux fréquentations entre épouses d’habitants. Je laisse donc à votre discrétion le soin de faire votre bout d’enquête avec Anne Gendreau.
En terminant, je vous remercie par avance de l’attention que vous porterez à ma lettre. J’apprécierai infiniment toute information que vous réussirez à me bailler. Je n’ai pas eu la chance d’avoir beaucoup d’informatrices qui maitrisent l’écriture et la lecture comme vous et votre sœur, mais en revanche, j’ai eu la chance que des aides pour pallier à ces manquements se soient toujours trouvés dans les alentours de mes correspondantes. Je loue le Ciel pour sa bienveillance à mon endroit par le soutien qu’Il a accordé jusqu’ici à mon entreprise épistolaire.
De tout cœur et avec ma tendre gratitude, je vous recommande à Dieu.
Votre obligée Renée Biret
![]() | De Claude de Chevrainville à Renée Le troisième jour de janvier de l’an mille six cent soixante-sept À Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle De Claude de Chevrainville, Pointe-de-Lévy | 52 |
Chère Renée Biret,
Votre lettre m’a procuré le plus grand des plaisirs, à l’été dernier. Les échanges épistolaires avec la France sont trop rares pour qu’on en regarde la teneur du papier. En cette contrée neuve aux dimensions infinies, les titres et les rangs que certaines possédaient au départ sont devenus inutiles à l’arrivée. Que nous soyons fille de la noblesse ou fille du commun; que nous ayons bénéficié d’une dot ou non pour s’installer; que nous ayons épousé un bon parti comme un sieur ou un homme moins nanti comme un habitant; nous, les filles à marier, sommes toutes confrontées au même sort, aux mêmes difficultés et, au final, aux mêmes possessions. Nous sommes des paysannes, dans tout le sens agraire du mot. C’est-à-dire que nous sommes établies sur une terre et la saleté de nos ongles témoigne de notre besogne quotidienne. Les raisons qui nous ont poussées à quitter la France, bien que diverses les unes des autres, sont fort semblables en réalité. Elles revêtent très souvent l’habit de la nécessité. Cette portion de notre existence est révolue. Pour grand nombre d’entre nous, le destin est à jamais transformé. Je dirais pour le mieux, du moins jusqu’ici.
Chère Renée, je ne veux pas avoir l’air nostalgique en vous livrant cette réflexion, mais au contraire, je veux démontrer combien le ciel noir de notre vie en France s’est éclairci en venant ici. En cela, je fais écho aux propos mitigés que vous avez tenus sur la colonie, lors de nos conversations à La Rochelle, il y a deux ans. La Nouvelle-France est vraiment une belle et généreuse contrée. Veuillez n’en plus douter.
Au moment où j’ai reçu votre lettre, j’étais en attente du terme de ma grossesse et j’ai dû reléguer à plus tard ma visite à Anne Gendreau. J’ai accouché d’un fils le 3 août dernier et je dirais que cette naissance me comble tout autant qu’elle m’accapare. Mon enfant a aujourd’hui cinq mois, il est vigoureux et nous entrons dans l’hiver avec sérénité et optimisme. Je prends donc la plume pour rédiger cette réponse que j’ai retardée, même si je sais que le courrier ne partira qu’à l’été prochain pour la France. Ce moment en votre compagnie, au plus fort de la froidure hivernale, en écrivant avec une encre que je dois réchauffer avant d’en user, m’apparaît singulièrement comme un moment de paix et d’intimité.
Ainsi donc, je n’ai pas eu le loisir de parler avec Anne Gendreau avant novembre. Profitant d’un déplacement que mon époux effectuait le long de la Coste de Lauson, j’ai décidé de l’accompagner jusqu’au lot défriché par Anne Gendreau et René Leduc, son mari. Le couple vit plus éloigné que moi du centre de la seigneurie, où votre fiancé a bel et bien été repéré en 1659. Anne est passablement isolée au sud de la rivière des Etchemins, une portion peu habitée de la seigneurie. Elle est l’image même de l’épouse d’habitant accomplie. Je vous assure, cette chère Anne ne troquerait pour rien au monde sa cabane sauvage pour une chambre insalubre d’une quelconque mansarde dans son civilisé Poitou natal. Nous avons bavardé comme de vieilles amies durant tout l’après-midi avec sa petite Marie sur nos genoux. L’adorable enfant venait d’avoir un an au moment de ma visite et elle est la fierté de sa mère. Quand je fus sur mon départ, Anne et moi nous sommes embrassées avec effusion tellement notre rencontre nous avait plu. Je compte bien rester en lien avec elle et lui faire d’autres visites dès le printemps venu. Sur le simple plan de ma mission, cependant, je crains que ce soit un échec. En effet, Anne Gendreau ne m’a rien appris sur le passage de votre fiancé dans la seigneurie. C’était malheureusement à prévoir, vu l’isolement relatif des autres censitaires qu’elle son mari connaissent à l’endroit de leur établissement.
Je ne peux conclure cette lettre sans livrer quelques informations personnelles. Notamment que notre santé, au sieur Brault de Pomainville, à notre petit Jacques et à moi-même est très bonne. La maladie est la plus grande menace à notre bien-être, avant même celle que font peser sur nos têtes les Iroquois, dont vous avez certainement entendu parler. Les victoires remportées par le régiment dirigé par le sieur et marquis Prouville de Tracy laissent présager d’une paix imminente. À la conclusion de celle-ci, la Nouvelle-France sera devenue une terre d’avenir des plus accueillantes pour nos compatriotes français. Pourrait-elle alors vous convaincre d’y venir à votre tour ?
Que Dieu vous garde et que mes vœux de succès accompagnent la poursuite de votre entreprise épistolaire.
Je demeure votre amie,
Claude de Chevrainville
![]() | De Renée à Marguerite Ardion Le sixième jour de mai de l’an mille six cent soixante-six De Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle À Marguerite Ardion, Île d’Orléans, Nouvelle-France | 53 |
Très chère Marguerite,
Bien que j’aie reçu plusieurs lettres en provenance de l’Île d’Orléans l’an dernier, je n’en ai aucune de toi, ni de Marguerite Moitié. Vous êtes pourtant identifiées par les autres filles à marier comme mes informatrices les plus actives dans mon enquête. Si cela est vrai, comment se fait-il que j’apprenne par Jacqueline Lauvergnat et Catherine de Boisandré qu’Hélie Targer a fait un passage sur l’île à l’hiver dernier ? Même une de vos compagnes de traversée qui vit sur la côte, Madeleine de Chevrainville, m’en a parlé. J’aime à croire que toi et Marguerite Moitié aviez l’intention de m’écrire à ce sujet; que vous l’avez peut-être même fait et que votre lettre se soit perdue. Tante Sarah ne veux pas écrire de reproches sous ma dictée et elle me dit de changer de sujet.
Alors, je te raconte la principale nouvelle survenue l’an dernier dans notre cercle d’amies. Notre chère Catherine Barré est revenue en France avec son mari Nicolas Roy. Effectivement, celui-ci a été retourné en raison de son handicap. D’ailleurs, je l’ai vu, il ne se déplace pas sans l’aide d’une canne. Catherine prend très bien la chose et, étonnamment, sa mère aussi. Un gendre, même boiteux, a réussi à plaire à la veuve. Je reconnais que le mari de Catherine a une certaine prestance dans ses habits lustrés et ses souliers de cuir fin. Je n’ai pas pu les voir très souvent car ils ne sont restés que deux semaines à La Rochelle. Dans la première semaine de novembre, ils sont partis pour Dieppe, où apparemment, Roy aurait encore quelques biens dus à son titre de sieur d’Harcanville. Catherine a semblé satisfaite de ce nouveau départ. Je crois qu’elle se conterait de n’importe quel lieu de résidence après ce qu’elle a vécu dans la colonie. Tu connais le caractère positif de Catherine. Je ne suis plus inquiète pour son humeur, désormais.
Maintenant, des nouvelles de moi. J’aimerais avoir la même humeur que Catherine en ce moment, mais je manque un peu d’ardeur. Tante Sarah ayant été passablement malade durant l’année dernière, j’ai assuré la relève aux étuves jusqu’à récemment où j’ai été promue aux cuisines de l’auberge. Je besogne sous les ordres de maître Simon et j’apprends toute sorte de choses concernant l’entreposage et l’achat des denrées et la façon de cuire les aliments. Cela me plaît énormément. Maître Simon est un brave homme et il ne m’accable pas d’exigences comme les gens de son métier ont la réputation de le faire avec leurs subalternes. Cependant, je suis moins en contact avec la clientèle des voyageurs désormais. J’apprends beaucoup moins de choses sur la Nouvelle-France, comme c’était le cas avec messire Jean Talon quand je le servais. Je ne m’en plains pas car le principal est d’avoir un travail et un toit. En cela, je donne raison à tante Sarah qui me le répète sans cesse et qui te salue affectueusement.
Je joins mes salutations aux siennes et je te souhaite santé et bonheur.
Avec mon amitié renouvelée, ta camarade de toujours, Renée Biret
![]() | De Marguerite Ardion à Renée Le neuvième jour d’août de l’an mille six cent soixante-six De Marguerite Ardion, Île d’Orléans À Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle | 54 |
Ma très chère Renée,
Patiente et dévouée tante Sarah,
Aucune lettre ne s’est perdue entre vous et moi. Les reproches sont ainsi parfaitement justifiés. Il y a longtemps que j’aurais dû écrire et je me tance de ne l’avoir pas fait et de m’être contentée de regarder les vaisseaux passer depuis presque deux ans sans leur avoir confié le plus petit pli, à vous adressé.
Depuis le début de l’année, j’ai une nouvelle voisine qui s’est offerte pour écrire à ma place et ainsi, je n’ai plus de raison de ne pas continuer la correspondance. Vous la connaissez sans doute. Il s’agit de Marie Martin de La Rochelle, sœur et voisine de Joachim Martin, arrivé ici en 56. En février, elle a épousé Jean Vallée qui a été mon scribe précédemment et je crois qu’il est un peu déçu que je lui préfère sa jeune épouse de 16 ans.
Bon, venons-en à l’enquête et à ce que toi et Sarah avez appris dans le courrier de l’an dernier. L’information que Jacqueline Lauvergnat et Catherine de Boisandré vous ont baillée concernant le passage d’Hélie Targer chez sa cousine Marie est la pure vérité. Et c’est précisément parce qu’elles m’ont affirmé qu’elles vous écriraient à ce propos, que je me suis permis de ne pas le faire moi-même. Je ne veux pas parler au nom de Marguerite Moitié, mais elle vous donnerait probablement la même raison pour expliquer son silence sur ce fait inouï. Je voudrais que tu comprennes, chère Renée, que nous partageons vraiment les informations sur Hélie entre nous sur l’île et que nous demeurons aux aguets des développements qui surviennent. Nous avons la maison de Marie Targer à l’œil, discrètement, et il serait étonnant qu’une autre visite d’Hélie chez elle nous échappe. Nous allons certainement finir par le coincer et le forcer à t’écrire, quitte à ce qu’on lui fournisse le papier, l’encre et le truchement.
Ceci dit, je vais clore la missive en te donnant des nouvelles de mes merveilleux enfants. Laurent est un tourbillon sur deux pieds et je n’ai pas assez de yeux et de mains pour parer aux bêtises qu’il multiplie avec candeur; ma petite Marie est nettement plus calme. C’est une enfant presque placide que j’ai dû sevrer à l’arrivée de ma toute dernière, Marie-Suzanne, le 23 novembre dernier. Celle-là est goulue et promet de ressembler à son frère à en juger par ses gigottées incessantes. Sans vouloir t’assombrir, chère Renée, je t’avoue que ma vie ici est tellement pleine, que mon passé à La Rochelle tend à disparaître peu à peu. Malheureusement, mes amitiés dans la mère patrie suivent le même chemin.
Je vous embrasse toutes les deux, toi et ta tante, et je vous garantis que l’enquête se poursuit à l’Île d’Orléans. Renée, si tu revois Catherine Barré, salue-la pour moi.
Ton amie fidèle, Marguerite Ardion
![]() | De Renée à Marguerite Moitié Le septième jour de mai de l’an mille six cent soixante-six De Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle À Marguerite Moitié, Île d’Orléans, Nouvelle-France | 55 |
Très chère Marguerite,
J’ai écrit hier à Marguerite Ardion dont je n’ai pas eu de nouvelles par le retour en France des vaisseaux l’an dernier. Votre silence à toutes deux m’a déçue, d’autant plus que j’aie reçu d’autres lettres en provenance de l’Île d’Orléans, dont une de Jacqueline Lauvergnat et une de Catherine de Boisandré, et qu’elles m’apprennent qu’Hélie Targer a été vu sur l’île en janvier 65. Pourquoi ne m’en avez-vous pas informée ? L’ignoriez-vous ? Cela m’étonnerait puisque sur l’île, vos compagnes de traversée sont apparemment bien renseignées et toutes engagées dans l’enquête et en plus, elles le sont par vos bons soins. Vous avez certainement vos raisons pour ne m’avoir pas écrit et je les accepte par avance, vous sachant fort occupées avec votre marmaille et votre maisonnée.
Je ne vais pas te répéter ce que j’ai écrit hier à Marguerite Ardion à propos du nouveau dans ma vie. Tu le lui demanderas. Je vais simplement te donner des nouvelles de ta sœurette Catherine qui, dans la lettre qu’elle m’a envoyée l’an dernier, m’a donné l’impression que vous n’êtes plus en contact l’une avec l’autre. Tante Sarah va me rédiger la réponse à sa lettre aussitôt qu’elle aura fini d’écrire celle-ci et je ne pourrai malheureusement pas lui donner des nouvelles de toi, n’en ayant pas reçu depuis août 64.
Alors voilà ! Catherine demeure sous le toit d’un riche marchand de Ville-Marie, le sieur Lemoyne, sur la rue St-Paul. Elle dit être bien traitée et elle n’est pas encore mariée. Votre cousine Suzanne Guilbault se serait avancée pour lui trouver un bon parti dès qu’elle aurait atteint dix-huit ans, mais Catherine n’est pas chaude à l’idée d’attendre plus longtemps. Si elle ne s’accointe pas avec l’un des nombreux célibataires de passage chez le sieur Lemoyne, ou avec un soldat en poste dans la ville, ta sœur envisage de se laisser courtiser par un domestique de la maison, un dénommé Désiré Viger. Si cela se faisait, et que le mariage se concrétisait, elle irait vivre sur le fief de Longueuil appartenant au sieur Lemoyne. Je ne veux pas t’alarmer, mais l’endroit est davantage exposé aux assauts des sauvages que ne le sont les terres sur l’île Ville-Marie. J’espère pour elle que Viger est bon tireur de mousquet.
Si tu en as le loisir, envoie-moi un pli dans lequel tu me diras où tu en es avec ta famille, avec ta récolte de sève d’érable et avec l’avancement des terres de culture que ton Joseph-Élie a atteint en dépit des heures consacrées aux navettes effectuées entre l’île et la Coste de Beaupré.
Reçois en même temps que les miennes, les salutations amicales de tante Sarah et mes vœux de bonne santé pour toi et les tiens. Avec toute mon affection,
Ton amie Renée Biret
![]() | De Marguerite Moitié à Renée Le quinzième jour de septembre de l’an mille six cent soixante-six De Marguerite Moitié, Île d’Orléans À Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle | 56 |
Très chère Renée,
Je ne vais pas te répéter ce que Marguerite Ardion t’écriras au sujet de ton enquête sur l’île et sur l’enrôlement de nos compagnes de traversée dans l’affaire. Tu as misé juste quant à nos raisons pour ne pas t’avoir fait de compte rendu l’an dernier. Nous n’avions pas le temps pour cela et nous nous sommes fiées à d’autres pour t’annoncer la découverte qu’on a faite sur la visite d’Hélie à sa cousine Marie. Mais depuis, aucune nouvelle apparition d’Hélie sur l’île n’est survenue.
Par contre, mon Joseph-Élie, dont tu devrais apprécier l’entregent, a fait la connaissance d’un couple nouvellement arrivé sur l’île. Il s’agit de Marguerite Peuvrier, une compagne de traversée de 1663 originaire de la haute société sur l’Île-de-France et de son époux Jacques Meneu, un chirurgien. Ils se sont installés à la limite nord-est de la seigneurie de Lirec, et ils sont amis avec l’époux de Marie Targer, Jean Royer. Joseph-Élie prétend que les deux hommes, Meneu et Royer, sont bons compères et qu’ils se fréquentent, dans la mesure où deux rencontres au hasard de la route peuvent être qualifiées de fréquentations. Si le bon vent m’amène à revoir Marguerite Peuvrier, je la mettrai au parfum de ton enquête. Qui sait si l’amitié entre les époux ne débouchera pas sur une amitié entre les épouses, et que la sérieuse Marie Targer ne deviendra pas la confidente de la pétillante Marguerite Peuvrier ? Cependant, cette dernière a donné naissance à un garçon vers la fin de l’année dernière et je serais assez étonnée de la voir se promener d’un bout à l’autre de l’île avec son enfant sous le bras, pour rendre des visites d’amitié.
Je m’en voudrais de te priver de nouvelles de moi avant de conclure cette lettre. Mon petit Joseph aura deux ans quand j’accoucherai d’un petit frère ou d’une petite sœur en décembre prochain. Au cours des dernières années, notre lot a gagné quelques 8 perches sur les boisés, presqu’un arpent. Les nouveaux champs seront prêts à être labourés au printemps prochain, mais j’ai perdu une bonne lisière d’érables dans le défrichement. Par contre, en octobre dernier, nous avons eu quelques soldats à demeure et les pécunes de leur hébergement ont facilité mon approvisionnement en nectar d’érable chez nos fournisseurs indiens. Le péché de gourmandise continue à m’assaillir et je n’entends pas le tenir à distance. Enfin, au cas où cela t’intéresse, j’ai triplé la surface de mon potager.
En terminant, je te remercie des nouvelles que tu me bailles sur ma sœur Catherine. Malgré mes efforts pour entrer en contact avec elle, ne n’ai pas réussi à me renseigner sur sa vie. Les voyageurs qui font les traversées sur le fleuve entre Ville-Marie et Québec et qui sont les principaux porteurs de dépêches, ne viennent pas souvent à l’île d’Orléans. Je suis rassurée par la présence de notre cousine Suzanne Guilbault dans l’entourage de Catherine. Elle est fiable et fait habituellement preuve de bon sens. Nul doute qu’elle saura superviser les choix de ma sœur en matière d’amourettes.
Transmets mes tendres salutations à ta bonne tante Sarah. Ton amie rochelaise qui t’envoie ses pensées affectueuses et qui ne t’oublie pas dans ses prières,
Marguerite Moitié
![]() | De Renée à Françoise Moisan Le neuvième jour de mai de l’an mille six cent soixante-six De Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle À Françoise Moisan, Ville-Marie | 57 |
Très chère Françoise,
Au marché, il y a deux semaines, j’ai croisé le cousin de ton mari, qui m’a donné de vos nouvelles, en fait celles envoyées à la famille Brunet à l’automne dernier. Cette rencontre m’a rappelé mon manquement à mes devoirs d’amitié en ne répondant pas à ta lettre datée du 9 août 64. Je n’ai pas l’excuse d’avoir eu trop à faire avec mon enquête par correspondance, même si j’ai fait rédiger une demi-douzaine de lettres à ma tante Sarah au printemps 65. L’une d’elles était adressée à Marie Valade et dans sa réponse, j’ai appris la naissance de ton fils. Douce Françoise, cette nouvelle m’a remplie de joie. Avec soulagement, j’ai eu la conviction que ta vie a pris un aimable tournant : tu as un bon mari, une bonne maison et tu es mère. Le Ciel veille sur toi et te récompense.
D’autres de tes compagnes de traversée établies à Ville-Marie sont mes correspondantes et elles m’ont raconté, je crois, l’essentiel sur l’arrivée du régiment dépêché dans la colonie pour vaincre les Iroquois. Cette guerre doit actuellement battre son plein et cela me serre le cœur de savoir mes amies de La Rochelle prises sous les feux de Ville-Marie. Mais je sais que vous vous serrez les coudes et la force qui vous anime, Marie Valade, les Catherine Pillard, Paulo et Moitié, les dames Catherine Dupuis, Marie Faucon et Mathurine Thibault, ne vous quittera jamais. Je crois qu’au contraire, elle va grandir sous l’effet des épreuves. C’est merveille de vous imaginer toutes à votre affaire, déterminées et braves, préoccupées uniquement de votre foyer et de votre survie. Dans ta lettre, tu pensais m’ennuyer en me parlant de tes amies. N’aies crainte, la solidarité entre femmes va toujours m’inspirer de l’admiration. C’est au nom de celle-ci que mon enquête progresse, car toutes les filles à marier auxquelles j’écris me répondent. Tant d’enthousiasme est inespéré. Je n’ai peut-être pas précisément repéré Hélie Targer en Nouvelle-France, mais je m’en approche. Les indications les plus récentes le situent autour de Québec. Un passage attesté d’Hélie à l’Île d’Orléans l’an dernier confirme mes suppositions concernant la réticence de Marie Targer à m’aider, car elle a tût cet événement. Heureusement que je peux maintenant compter sur une véritable meute d’informatrices à l’île, pilotée par nos deux Marguerite.
En terminant, je te donne quelques nouvelles d’ici. Je suis en très bonne santé et mon poste à l’auberge est passé de servante aux étages à soubrette aux cuisines. Tante Sarah a été malade une bonne partie de l’hiver, mais elle semble s’être bien remise, en tout cas assez pour ne pas interrompre son industrie d’écriture et de lecture pour moi. Elle me relit si souvent toutes les lettres que nous avons reçues qu’elle commence à les savoir par cœur. À l’occasion, elle me suggère des formulations pour répondre aux réponses de mes correspondantes. Elle propose même une sorte d’échéancier, priorisant telle réponse à telle autre. Je l’écoute scrupuleusement. Après tout, c’est sa plume qui fait tout le travail. Elle t’embrasse tendrement et demande le nom de ton petit garçon.
Avec toute mon affection et le souvenir ardent de notre amitié,
Renée
![]() | De Françoise Moisan à Renée Le trentième jour d’août de l’an mille six cent soixante-six De Françoise Moisan, Coste St-François de Ville-Marie À Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle | 58 |
Très chère Renée, aimable Sarah,
Tu parles de la grande solidarité entre nous, les filles à marier du premier contingent, et tu as raison. Bien que je sois assez éloignée de mes amies, les nouvelles circulent vite par le fleuve et je peux ainsi me tenir au courant de ce qu’il advient d’elles, à défaut de pouvoir les visiter. Ma chère Catherine Dupuis, dont le mari Charles Martin m’avait aidée dans ma précédente lettre, quitte Ville-Marie. Ils ont vendu leur terre au marchand Jean Aubuchon et s’en vont s’établir dans la région de Québec. Je crois que Catherine ne s’est jamais sentie en sécurité ici, même avec l’arrivée du régiment Carignan-Salières. Elle a un fils de deux ans et a accouché d’une fille en janvier dernier. Cela m’a remuée de la savoir prête pour un autre exil. Une amie me quitte et une autre s’implante plus solidement en agrandissant son lot. Marie Faucon et son mari Guillaume Chartier ont obtenu en janvier quatre arpents supplémentaires à défricher à la Coste St-Joseph, au pied de la montagne et non loin du fort. Ils ont une petite fille qui a deux ans bientôt ou l’a eu dernièrement. Quant à Mathurine Thibault, qui habite pratiquement dans son voisinage, elle bourdonne comme une abeille. C’est d’elle que j’entends le plus parler, surtout à cause de son mari. Jean Milot est un marchand bourgeois si prospère qu’il doit embaucher des apprentis dans son échoppe de taillandier pour répondre aux demandes. C’est un veuf avec trois enfants et Mathurine lui en a donné deux autres, deux petites filles, Jeanne qui a deux ans et Françoise qui a trois ou quatre mois. Quand je pense à cette maîtresse-femme pleine de volonté, je ressens un regain d’énergie dans la conduite de ma maisonnée.
Alors, quelle est-elle, cette maisonnée dont je suis si satisfaite ? Notre fils s’appelle François et le prochain, car je suis de nouveau enceinte, s’appellera Antoine. Si l’enfant à naître était une fille, elle s’appellera certainement Marie-Françoise. Je ne peux pas transmettre mon nom à mes enfants, mais je peux certainement leur donner mon prénom. Mon mari, Antoine Brunet ne s’y objecte pas. Il me dit que je décide pour ce qui se passe dans la maison et qu’il décide pour le reste. Il a si bien travaillé notre lot qu’il envisage d’y ajouter deux arpents de front par quinze de profondeur, ce que les pères Sulpiciens devraient lui accorder sans trop se faire prier, à mon avis. La Coste St-François mérite d’être davantage habitée qu’elle ne l’est en ce moment. C’est du moins l’opinion du sieur De Maisonneuve. L’organisation de la région de Ville-Marie lui importe beaucoup, surtout avec l’opération militaire qui s’y déroule depuis un an. La colonie compte apparemment sur nous, habitants, pour se développer et nous comptons sur elle en retour pour nous défendre. Chères Renée et Sarah, ne vous inquiétez pas au sujet de notre protection. Nous et nos biens sommes bien gardés.
En terminant, chère Renée, je te souhaite de trouver l’endroit où se tapit Hélie Targer. Sans vouloir répéter ce que certaines de tes correspondantes ont dû t’écrire, il serait plus efficace que tu viennes sur place pour poursuivre ton enquête. Pourquoi ne pas venir aussi, tante Sarah ? Il fait bon vivre en Nouvelle-France, à l’abri des pourfendeurs d’huguenots qui sévissent en France.
Ne voulant pas abuser d’une voisine qui écrit à ma place, et ayant raconté le principal, je vous quitte toutes les deux en vous embrassant très chaleureusement.
Françoise Moisan par la main de Geneviève Lainé
![]() | De Renée à Élizabeth Doucinet Le premier jour de juin de l’an mille six cent soixante-six De Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle À Élizabeth Doucinet, ou sa sœur Marguerite Doucinet, Nouvelle-France | 59 |
Chère Élizabeth,
Le vingt mai dernier, à peine étais-tu montée sur le Paon de Hollande qui transportait quatre lettres à mes amies en Nouvelle-France, que je réalisais mon oubli. Je ne t’avais même pas demandé de m’écrire des nouvelles de toi et de ta sœur Marguerite quand tu aurais touché le sol de Québec. Pourtant je ne fais que cela, depuis deux ans : demander aux filles à marier de La Rochelle de m’écrire dès qu’elles emménagent dans la colonie. Tu t’en doutes, je les invite à faire enquête sur mon fiancé Hélie Targer. Je ne l’ai pas encore retracé à ce jour. Des réponses à mes lettres m’indiquent qu’Hélie a été vu à l’Île d’Orléans l’an dernier. Jacquette Ledoux, que tu connais bien, je pense, prétend qu’il serait à Québec. Catherine Barré, dont la famille est voisine de la cordonnerie de ton père, est revenue avec son mari à la fin octobre. Elle a séjourné près d’un an à Québec et elle m’affirme n’avoir décelé aucune trace d’Hélie dans la ville. Ta sœur Marguerite saura peut-être quelque chose, vu qu’elle réside dans la région depuis son arrivée en Nouvelle-France en 1662. C’est pourquoi je lui adresse aussi cette lettre. Enfin, je compte sur vous deux pour vous renseigner dès que possible et je vous en remercie à l’avance.
Chère Élizabeth, j’espère du fond du cœur que tu retrouveras ton Jacques et que tu l’épouseras. Au moins as-tu la chance de savoir où il vit en Nouvelle-France, ce qui m’est refusé avec Hélie. Plusieurs personnes m’encouragent à faire comme toi et à m’engager comme fille à marier pour retrouver mon fiancé. Et contrairement à ce que plusieurs croient, ce n’est pas tante Sarah qui me retient. C’est moi qui hésite. J’ai horreur de la mer, certes, mais j’appréhende surtout ce qui m’attend de l’autre côté de l’océan. Si Hélie Targer était à ce jour décédé ? S’il était marié ou se mariait bientôt ? On encore, si sa foi avait fini par le pousser vers la Nouvelle-Angleterre ? On parle de plus en plus de ce genre de désertion dans la colonie. Les huguenots purs et durs, dit-on à propos des disciples de Calvin houspillés par les papistes, rejoignent une communauté protestante chez les Anglais et quittent leur lieu d’établissement. On ne les revoit plus dans la colonie, on entend plus parler d’eux, ils disparaissent aux yeux des leurs, tout simplement.
Voilà pourquoi je poursuis assidument ma correspondance avec mes amies enquêteuses. Je ne me déciderai pas à l’exil dans la colonie tant et aussi longtemps que je ne saurai pas si Hélie Targer est toujours libre et s’il m’attend.
Transmets toutes mes amitiés à ta sœur Marguerite, dont je garde le souvenir d’une compagne agréable et sûre. Reçois les salutations de ma tante Sarah et mes vœux de bonheur et de prospérité avec ton fiancé charpentier Jacques Bédard. Car tante et moi sommes convaincues qu’il t’attend.
Renée Biret par la main de Sarah Périn
![]() | De Élizabeth Doucinet à Renée Le vendredi quinzième jour d’octobre 1666 D’Élizabeth Doucinet, Coste Notre-Dame-des-Anges À Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle | 60 |
Chère et constante Renée,
Au printemps dernier, sans le savoir, j’ai voyagé non loin de ta lettre. En effet, le Paon de Hollande a été rejoint par le Saint-Joseph après la deuxième semaine de traversée et les deux bâtiments ont navigué dans le sillage l’un de l’autre jusqu’à Québec, où nous avons accosté le 3 août. Au débarquement, les passagers et les équipages se sont entremêlés sur le quai et l’appel du courrier des deux navires s’est fait en même temps. Ma sœur était venue m’accueillir et nous nous étreignions au milieu de la foule quand nous avons entendu son nom clamé par le distributeur de colis et de missives. Voilà qui nous a causé toute une surprise. C’était la première fois que Marguerite recevait une lettre de France. Pour l’heure, nous avions en tête autre chose que de trouver quelqu’un pour la lui lire. Quand nous en avons finalement pris connaissance, le fou rire s’est emparé de nous. Chère Renée, Marguerite et moi étions si heureuses de nos retrouvailles que la moindre chose un peu surprenante nous plongeait dans l’hilarité.
Encore aujourd’hui, en reprenant ta lettre, je retrouve le moment de grand bonheur qu’a été mon débarquement, comme si tu en avais été témoin par le biais de ton pli. Sais-tu qui m’en fait la relecture ? Oui, tu l’as deviné, j’en suis sûre : mon Jacques. C’est aussi lui qui écrit à ma place. Tu avais raison : Jacques Bédard m’avait espérée depuis notre séparation à La Rochelle et il attendait mon arrivée en Nouvelle-France avec ferveur. Je t’annonce que nous sommes mariés depuis hier ! Notre union a été consacrée dans la religion catholique, mais nous comptons demeurer protestants dans notre cœur, comme le sont ma sœur et mon beau-frère. Pareillement à nombre de couples huguenots en Nouvelle-France, Marguerite et son mari tentent au mieux et le plus discrètement possible, de pratiquer leur foi. Bien qu’ils le font toujours dans l’intimité de leur foyer, il leur est arrivé de partager leurs prières avec des protestants de passage chez eux. L’un d’eux, dont il serait plus prudent de taire l’identité, connait Hélie. Ainsi, Marguerite a appris que ton fiancé envisageait de quitter la région de Québec pour retourner sur la coste sud du fleuve. Alors Jacques, qui s’est renseigné à son tour, croit qu’Hélie est déjà parti là-bas.
Chère Renée, comme il est difficile d’avoir de l’information, même en y mettant tout son cœur ! Il semble bien qu’Hélie Targer s’ingénie à se volatiliser d’une place à l’autre. En tout cas, depuis son arrivée en Nouvelle-France, il ne sera pas resté longtemps à un même endroit, à travailler pour un même maître. Bien que son nom soit passablement connu dans le coin, il apparaît étrangement que personne ne le fréquente assez pour connaître son lieu de résidence, son emploi ou autre chose de précis. J’exclus évidemment sa cousine Marie Targer. Comme tes amies rochelaises qui habitent l’île, je suis persuadée que Marie en sait plus long à son sujet.
Je garde évidemment les yeux et les oreilles ouvertes pour toi à la Coste Notre-Dame-des-Anges, où je vis désormais. Jacques y défriche une terre depuis quelques années. Trois arpents sont déjà mis en valeur, ce qui est apparemment un bon rythme de labeur. Notre installation est modeste, mais je suis parfaitement heureuse en ce lieu. Marguerite m’a prévenue contre les rigueurs de l’hiver, contre la pénurie de denrées, contre l’isolement des habitants sur leur lot. Rien de tout cela ne m’effraie vraiment. Je vis enfin avec celui qui m’était promis depuis longtemps.
En terminant, je te communique les salutations de ma sœur. Nous avons toutes deux un si plaisant souvenir de toi. Nous comprenons ton incertitude à t’enrôler comme fille à marier dès maintenant. Par contre, Dieu seul sait pendant encore combien de temps le roi de France financera la traversée et la dot des Françaises consentantes à venir prendre époux dans la colonie. À toi de mesurer les conséquences possibles de tes tergiversations. Sois assurée que Marguerite et moi serons fort contentes de t’accueillir dans l’une ou l’autre demeure si tu te décides à venir en Nouvelle-France.
J’ai un peu précipité ma réponse à ta lettre car je veux qu’elle soit livrée par l’un des trois navires qui appareilleront ensemble la semaine prochaine, soit le Paon de Hollande, le Saint-Joseph ou le Saint-Jean-Baptiste de Dieppe. Quand des bâtiments naviguent de concert pour traverser l’océan, la sécurité des équipages, des passagers, des marchandises et du courrier est toujours mieux garantie.
Que Dieu te garde, chère Renée
Élizabeth Doucinet par Jacques Bédard.