Moi, Renée Biret, fille de Jean Biret de La Rochelle et fille du roi de France
À l’été 2012 ont m’a demandé de prononcer un monologue à la Société d'Histoire des Filles du Roy dans lequel j’incarne Renée Biret, le personnage principal de mon dernier roman Pierre et Renée - Un destin en Nouvelle France. Je lui prête ma voix pour qu’elle raconte comment elle est venue au pays par le biais du programme d'immigration féminine du roi Louis XIV. Entre 1663 et 1673, cette opération de l’administration française a sélectionné et fait passer plus de 750 femmes et jeunes filles en Nouvelle-France afin qu'elles épousent des colons. Celles-ci ont engendré de nombreuses familles québécoises et elles sont aujourd'hui considérées à juste titre comme les « mères de la nation québécoise ».
Monologue
Trente-et-un décembre 1701. En soixante ans de vie, je pense que c’est la première fois que je me retrouve seule la veille du Jour de l’An... En fait, je ne suis pas seule, on est trois femmes ici : une petiote de deux jours qui est mon dixième petit-enfant; sa mère, Marie, qui est mon premier enfant et moi, Renée Biret, fille de Jean Biret de La Rochelle.
Mon gendre pis les enfants sont partis fêter chez les voisins. Il va y avoir là une grosse assemblée : mes filles Henriette et Marguerite avec leur famille s’y rendent; mon mari Jean Brias va y amener nos trois gamins et mes gaillards de fils, Michel, René et Pierre, ainsi que ma cadette de 13 ans, Jeanne. Tout ce beau monde-là va chanter toute la soirée.
Moi, à part quelques berceuses, je connais pas grand chansons... Assurément, on va être très paisible ici, cette nuit. C’est pas de refus un peu de tranquillité. Ça invite à la réflexion, comme on dit.
1701. Toute une année qu’on vient de traverser.
D’abord, en février, le remariage de ma fille aînée avec Noël Gromelin, de vingt ans plus vieux qu’elle. Bon, il faut ce qu’il faut... Je dirai rien là-dessus.
Puis, en avril, ma grande amie Anne Philippe perd son mari : j’ai pleuré avec elle François Bacquet dit Lamontagne exactement comme si elle était ma soeur et lui mon beau-frère. Je pense bien que c’est ce qu’ils représentent pour moi, d’ailleurs...
En juillet, mon fils aîné Jean-Baptiste est parti s’installer avec sa femme chez ses beaux-parents, à une lieu d’ici en allant vers Beaumont.
En octobre, c’était le tour de mon deuxième fils, celui qui a 25 ans, Étienne, de quitter la maison pour se faire apprenti cordonnier, de l’autre côté du fleuve, à l’Île-d’Orléans.
Oh, oh, la place commence à se vider. Et pis pour terminer l’année en beauté, une nouvelle branche au rameau avec la naissance de c’te petite Gromelin qui dort près de sa mère en ce moment.
Faire les relevailles de sa fille, on dirait que ça remue quelque chose en dedans. Comme si on soignait les racines qui prolongent notre propre vie de femme. C’est la première fois que je relève Marie de couches. À la naissance des enfants qu’elle a eus avec son défunt mari, j’étais trop débordée pour l’assister. Imaginez qu’en mai 1691, on a accouché la même semaine : elle de son premier enfant, Honoré, et moi de mon onzième, Louis-Alexandre. On a baptisé le même jour, à Pointe-de-Lévy, c’est pas peu dire... Les deux garçons ont aujourd’hui dix ans et sont turbulents comme trente diables ! Vivement qu’on les mette à la bêche pour les calmer un peu !!!
Oh, la petiote s’est réveillé, je pense... Ça tète beaucoup les premiers jours... en fait, on ne fait que ça : nourrir le bébé, dormir, manger de la soupe, nourrir, dormir, manger de la soupe, ces trois activités-là, dans l’ordre ou dans le désordre.
Je me souviens de Marie, enfançon, avec laquelle j’ai appris à allaiter et à être mère. Ho la mignonne ! Dieu du ciel que je l’ai chérie celle-là... Je me suis vite accrochée à elle, en prenant tout ensemble, les étonnements et les dérangements. Il est vrai qu’on était toutes seules dans la cabane durant l’hiver 1673.
Pierre, mon premier mari, était parti à la fin de l’automne pour une saison de traite de fourrures. Évidemment j’avais pesté contre l’expédition quand il m’avait avisée, mais je n’avais rien pu faire d’autre. Quand Pierre Balan dit Lacombe décidait de prendre le bord du bois, y avait pas grand chose pour l’arrêter. J’ai bien pensé cacher son fusil, mais faute de trouver un bon endroit, je m’en suis gardée. On avait vite fait le tour de notre logis et de ses meubles. Dissimuler un gobelet était difficile, alors imaginer un mousquet !
J’étais mieux de m’habituer parce que Pierre a fait la saison annuelle de traite pendant toute la durée de notre mariage. Et à chaque année ou presque, je lui ai fabriqué un enfant. Neuf en tout. Pierre n’a pas connu notre dernier. C’est ma Jeanne. Elle est née quelques mois après son décès, en plein hiver. Un hiver froid comme on n’en avait pas vu beaucoup sur la côte du sud.
Pour un coup dur, c’en était un. Un vrai. Je me suis retrouvée à 47 ans, pus de mari, neuf enfants, une maison de planches, deux bêtes à cornes et un des lots les moins avancés en terre de labour sur la seigneurie de LaDurantaye. Qu’est-ce que tu fais Renée, que je me suis dit ? Tu prends Jean Brias, t’a pas vraiment le choix. Une veuve avec neuf enfants dont un à la mamelle, ne peut pas se permettre de tergiverser bien longtemps à prendre époux.
Faut voir... Il y a une dizaine d’années, on comptait encore en Nouvelle-France bien plus d’hommes célibataires que de femmes à marier. En principe, on disposait encore d’un assortiment d’hommes disponibles tout en profitant de la rareté de notre sexe. Maintenant, nos filles effacent la pénurie que la génération de leurs pères a connue.
Ho, c’était toute une pénurie qui sévissait en Nouvelle-France quand je suis débarquée en 1671 ! Une colonie sans femmes, ça fait pas aisément grossir un pays, vous en conviendrez. Facile de comprendre pourquoi messire Colbert a fait venir des filles à marier par bateaux entiers durant presque dix ans...
Fille du Roy, qu’on nous a appelées plus tard, à cause de la dot garantie par Louis le Quatorzième. Figurez-vous, 50 livres tournois allouées aux femmes et filles prêtes à épouser un colon en Nouvelle-France. 50 livres tournois : c’était une fortune pour des filles du peuple comme moi qui ne possédaient rien d’autre que ses propres hardes. Il y avait aussi un petit coffre garni qu’on remettait à chacune pour les aider à démarrer leur ménage. Il ne contenait pas des objets chers, mais rien d’usagé. C’était la première fois que je recevais quelque chose de neuf et j’étais émue de penser que ça me venait du roi. Je me souviens parfaitement du présent : il y avait deux coiffes, une ceinture, des cordons de soulier, une paire de bas, une de gants, un couteau, des ciseaux, des aiguilles, des épingles, du fil blanc et du gris, quatre lacets de corsage et un peigne.
Ouais, vrai comme vous me voyez, j’ai été une fille du roi, pareille aux huit cent autres compatriotes venues de la vieille France entre 1663 et 1673 pour fonder une famille dans la nouvelle. L’idée d’être une pupille du roi Louis, moi, une simple lavandière de LaRochelle, une fille du commun, qui sait ni lire ni écrire, orpheline de père et de mère, sans une seule connaissance parmi les gens de robe ou d’épée, ça me rendait mal à l’aise. Je ressentais quelque chose comme une imposture...
Et puis, j’avoue que j’avais un peu peur de m’engager dans cette aventure-là. D’abord tout quitter sans espoir de retour, la ville qui t’a vu naître, une tante, quelques amis, bref ce qu’a été ma vie jusqu’alors. Évidemment, la traversée de la mer, qu’on disait fort longue et pénible, dont tous ne revenaient pas sain et sauf, m’angoissait bel et bien. Mais, au bout du périple, si tu y parvenais, tu avais une assurance, une seule : obtenir un mari.
Pour mes compagnes de traversée, toutes plus jeunes que moi, le futur mari occupait leurs pensées la nuit quand elles ne parvenaient pas à dormir à cause du tangage et il meublait leurs conversations durant le jour pour tuer le temps qui est interminable à bord. En réalité, le futur mari constituait le seul véritable souci des filles du roi lorsqu’elles n’étaient pas prises par le mal de mer. Moi, qui avais trente ans faits, le genre de mari m’importait moins que le genre de vie dans ce que j’allais devoir affronter.
Il y avait belle lurette que j’avais coiffé Catherine. J’étais une vieille fille qui avait loupé le coche des épousailles. Me marier, fonder un foyer, j’y pensais plus, même si je continuais à espérer le retour d’un vague fiancé qui s’était enrôlé comme trente-six mois charpentier en Nouvelle-France. Sans nouvelles de lui depuis 1660, il était raisonnable de croire qu’il m’avait oubliée. Et j’aurais dû faire de même. Mais je suis têtue. C’est là mon moindre défaut...
« Y a rien pour toi ici, que m’a dit ma bonne tante. Quitte LaRochelle. Va voir ailleurs. Pose ta candidature au ministre Colbert. Il cherche des femmes solides qui savent trimer dur, des femmes qui n’ont rien à perdre et tout à gagner. C’est toi, ça, Renée ! » Elle avait raison, bien sûr. Mais sur le coup, Dieu que j’ai balancé avant de m’inscrire !
Je vais vous dire, au départ de LaRochelle au printemps 1671, il y avait 85 filles tout aussi incertaines que moi, qui sont montées à bord du Prince-Maurice. Mises à part quelques frondeuses de familles aisées qui péroraient et qui nous ont tenu le haut du pavé durant toute la traversée, je dirais que la plupart des filles du roi étaient inquiètes à propos du sort qui les attendait en Nouvelle-France. Certaines se taisaient, d’autres en parlaient tout bas, quelques unes en ont pleuré.
C’est par les confidences que j’ai découvert la vraie nature de mes compagnes de traversée. Les meilleures d’entre elles sont devenues mes bonnes amies : je pense à Françoise Grossejambe, Catherine Lainé et à ma très chère Anne Philippe avec laquelle je partageais la couchette. Comme j’étais leur aînée de plus de dix ans, elles me traitaient comme une grande sœur. Moi qui n’avais ni frère ni sœur, j’étais bien aise de jouer le rôle de confiance qu’elles me prêtaient.
Toute Rochelaise que j’étais, je n’avais jamais mis le pied sur le pont d’un navire avant de monter sur le Prince Maurice. Dans la ville qui posséde un des plus grands ports de France, on entendait souvent parler des différentes parties d’un navire. En tout cas, à l’auberge où je travaillais, le sujet ne faisait pas de mystère et je pensais tout connaître à ce propos. Mais je vais vous avouer que la Sainte-Barbe, il faut y pénétrer pour en juger.
Imaginez l’intérieur d’une bergerie dont la distance entre le plafond et le plancher est d’à peine une perche. Dans cet espace clos, sombre et assez tôt puant, dressez une forêt de couchettes à trois places, superposez-les en deux étages au centre de la cale sur toute sa longueur.
Percez six ouvertures de la grosseur d’un bol sur chaque parois du navire, pour l’aération par jour de navigation calme, bouchez-les par gros temps, moment où le besoin d’air frais se fait le plus sentir... vous voyez ce à quoi je fais allusion ?
À chaque bout de la cale, placez deux tonneaux d’eau fraîche, du moins au début du voyage, car avec le temps, elle va croupir.
Sur des traverses juste au-dessus des tonneaux, maintenez au sec des sacs de biscuits de matelot, de harengs séchés, de lard salé et de pois et veillez à ce que la distribution de leur contenu aux 86 pensionnaires soit mesurée afin qu’il puisse durer au moins quatre mois.
Enfin, répartissez des seaux pour les rejets naturels aux endroits les plus commodes et assurez leur vidange quotidienne par les écoutilles.
Voilà la Sainte-Barbe !
Donc, après 77 jours dans ce réduit, les filles du roi ne bavardaient plus, ne mangeaient pas beaucoup, dormaient très peu et se souciaient de leur futur époux comme d’une guigne. Même les causeries que madame Gasnier tenait chaque jour sur la vie en Nouvelle-France n’intéressaient plus personne.
Fouler la terre ferme au plus coupant, c’est tout ce qu’on désirait. Les demoiselles de Paris avaient perdu leurs boucles et leur teint. Les dentelles et le taffetas de leurs atours étaient tout aussi souillés que nos tabliers de filles du commun. Notre tenue à toutes désolait un peu madame Gasnier, mais que pouvions-nous y faire ? Le voyage en mer nous avait éprouvées pareillement malgré nos différences de condition. En arrivant le 30 juillet devant Québec, le contingent de filles à marier avait quelque chose de similaire qui ressemblait à de la solidarité.
Notre débarquement en Nouvelle-France, quel événement ! Je me souviendrai de ce jour jusqu’à la fin de ma vie... Bien entendu, chacune de nous espérait ce jour de toutes ses forces depuis si longtemps qu’on en était venu à oublier notre autre espérance. Celle qui nous avait fait nous embarquer : se marier...
Dans la plus grande discipline, madame Gasnier nous a fait descendre avec nos affaires par groupe de douze dans des chaloupes pour qu’on soit transbordé du Prince Maurice jusqu’au au quai de Québec. Dans ces chaloupes qui tanguaient beaucoup à cause du vent, on était serré les unes contre les autres et c’était rassurant. Au fur et à mesure qu’on s’approchait de la rive, on a distingué mieux ceux qui nous y attendaient : une foule d’hommes autrement plus nombreux que les 86 que nous étions. Des yeux avides qui nous détaillaient comme une marchandise inestimable; des visages tendus; des tenues de paysans, des mains nerveuses qui trituraient bonnet ou tricorne. Un peu inquiétant sans doute, impressionnant, pour sûr.
Si nous étions toutes très conscientes d’être des filles à marier, et que c’était là notre destin, aucune n’avait encore envisagé concrètement l’envers de ce destin, c’est-à-dire des hommes à marier. Madame Gasnier avait beau nous avoir assuré que les entrevues avec eux s’effectueraient sous supervision, il y avait quelque chose d’étrange dans cette première rencontre entre hommes et femmes. On s’est dévisagé sans trop oser s’adresser la parole. Anne Philippe m’a pincé le bras tellement la drôle de situation la rendait nerveuse. J’ai commencé à m’en amuser en jetant un regard au-delà de la foule, où j’ai aperçu un marché et des mégères qui s’afféraient autour. J’ai pas pu m’empêcher de penser : « Là les beaux légumes et bonnes marchandises, ici les filles à marier : bonnes gens, faites vos choix, tout doit être pris avant la fin de la journée ! »
Le contingent de filles, comme habituellement, a été divisé entre Québec, Trois-Rivières et Montréal. Avec mes bonnes amies, j’ai eu la chance de rester à Québec, qui plus est, d’être hébergée chez notre accompagnatrice. Je dis que c’était une chance parce que la maison de madame Gasnier était fort belle et grande et garnie de domestiques. Je m’y suis sentie comme à l’auberge de LaRochelle.
Plus tard, quand j’ai eu l’occasion de croiser d’autres compagnes de traversée qui avaient été réparties dans les différentes maisons de la ville, j’ai eu la confirmation que Catherine Lainé, Françoise Grossejambe, Anne Philippe et moi étions privilégiées de résider chez madame. Les gens qui fréquentaient sa maison avaient beaucoup de panache et les hommes qui sollicitaient des entrevues avec nous semblaient avoir été triés avec soin par elle.
De fait, mes trois amies ont décroché d’excellents partis. Françoise s’est mariée la première, en octobre, avec Julien Boissy. Il faut dire que c’était la plus jolie et la plus riche d’entre nous avec ses 350 livres de dot personnelle. Un mois plus tard, le 23 novembre, Catherine prenait Étienne Mesny et filait à l’Île d’Orléans dans une des plus peuplées seigneuries de la colonie. Le lendemain, ma très chère Anne épousait son François adoré après avoir résilier un contrat avec le Breton qui la courtisait depuis le début, ce qui a alimenté la machine à cancans durant un certain temps, au grand désespoir de madame.
De cet épisode inimaginable de mon arrivée en Nouvelle-France, je conserve un souvenir terni par le grand désappointement causé à madame Gasnier en évitant la ronde des prétendants au début du séjour, puis en refusant de me soumettre à son intervention comme marieuse à la fin. Malgré l’estime que nous avions l’une pour l’autre, nous nous sommes quittées sur une note discordante.
Je vous ai déjà dit que je suis têtue ? Voilà le nœud du problème. Déterminée à retrouver mon ancien fiancé en Nouvelle-France, j’ai mené ma petite enquête pendant les quatre mois suivant mon arrivée. Au moment où la dernière de mes amies se mariait et quittait la maison, je n’avais encore rien trouvé. J’aurais dû normalement me résigner et accepter le patronage de madame et me marier moi aussi, mais non, j’ai persisté dans mon entêtement. J’ai tout bonnement repris ma liberté et je suis partie à l’Île d’Orléans, chez Catherine, à son invitation.
Cela a été une bonne chose. D’abord, je me suis réconciliée avec l’idée de vivre sur une terre. Ma tocade étant d’épouser un maître charpentier et habiter la ville, j’avais fait une croix sur tout colon et ses labours. L’île d’Orléans est magnifique sous la neige, le silence est complet, la vie est comme arrêtée. Tranquillement, j’ai acquis la conviction que mon fiancé de jadis s’était volatilisé, et qu’espérer en lui était pure chimère. Un jour, la fille têtue ouvre les yeux, et s’aperçoit qu’elle s’est peut-être trompée. Mieux vaut tard que jamais, paraît-il.
Puis, au printemps 72, la rencontre avec un bloc d’obstination plus dur que le mien. Ce bloc, il s’appelait Pierre Balan dit Lacombe. Un ancien soldat qui s’était pris d’affection pour la traite des fourrures après sa démobilisation du régiment en 68. Jusqu’à récemment, il avait réussi à rester célibataire sans perdre son permis de chasse, ce qui n’était pas aisé, apparemment. Mais contraint par les autorités qui le talonnaient fort depuis 70, il avait pris une terre sur la côte du sud, en face de l’île et était déterminé à y accointer une épouse.
Cette épouse-là, ça été moi. Vous dire que ce premier jour de mai 72 je suis tombée dans ses bras en le regardant serait une fausseté. Oui il était assez bel homme, oui il avait du bagout, oui son sourire était enjôleur. Mais pour un lot avancé en terres de labours, non; pour une bonne maison, non; pour l’équipement en outils, en bêtes de travail ou en bêtes d’élevage, encore non. En fait, Pierre ne possédait presque rien de valeur que son mousquet. Après renseignement dans l’entourage, il traînait une vague réputation de joueur et de buveur.
Mon idée était de lui dire non. Pierre est le genre d’homme qui entend dans un non un oui peut-être, puis dans un oui peut-être, un oui franc. Il m’a poursuivie de ses assiduités au point que c’en était gênant. Gênant, mais charmant. J’ai appris à découvrir Pierre Balan dit Lacombe sous sa carapace de bonimenteur. Au fond, il n’était pas mauvais bonhomme du tout. En même temps que mon estime pour lui augmentait, en même temps que prenait forme en moi la certitude qu’il me ferait enrager. « Qu’à cela ne tienne, je me suis dit ! Je saurai bien lui tenir tête quand il faudra. Un homme comme ça, c’est parfait pour moi. Le destin me le propose ? Accommodons-nous-en ! »
On s’est marié un mois plus tard, le 9 juin. On a vécu 15 ans ensemble. Pierre Balan dit Lacombe ne m’a jamais fait défaut... mais il m’a souvent fait enrager. Avec lui, je pouvais tout dire, tout faire. Il fallait se débrouiller ensemble, au mieux et c’était pas une mince affaire. Nous, les femmes, on joue quasi un rôle d’associé sur notre terre et on est traité comme tel. Sur le même pied que notre homme. Sans nous, la colonie va à veau l’eau. Avec nous, elle pousse, elle se ramifie. Les bords de ce fleuve-là se peuplent bonnement.
Deux choses importent à un couple d’habitants : nourrir tout le monde et être au chaud en hiver. Du manger, on en manque point avec la terre qui donne bien, les rivières pleines de poissons, les forêts pleines de gibier. Pour affronter la froidure qui dure longtemps, tout le bois qu’on veut est à portée de mains. En Nouvelle-France, il n’y a qu’à prendre sans permission à demander à personne. Pas de curé ni de gendarme dans le coin. Le seigneur, il vit même pas sur la seigneurie. Il vient deux fois par année pour récolter le cens et repart à Québec sur le même temps ! On s’organise entre nous, pour tout. Une liberté inimaginable comparativement à la vie en France... inimaginable pour des gens de petite condition, tous colons sur des lots semblables le long du fleuve.
Dire que j’ai hésité à m’embarquer comme fille à marier au printemps 71... Voyez vous-mêmes, trente ans plus tard où j’en suis : deux maris, moi qui pensais n’en avoir jamais un; douze enfants, tous vivants; une descendance qui s’étend sur la côte du sud avec les trois familles de mes filles et sûrement avec celles à venir de mes garçons. J’habite une bonne maison; Jean Brias exploite notre lot qui suffit largement à nos besoins et qui permet même de vendre les surplus; je suis en bonne santé à 60 ans passés.
Moi, Renée Biret, fille de Jean Biret de LaRochelle et fille du roi Louis, j’ai le sentiment de donner ma pleine mesure de femme ici, ce que je ne dirais probablement pas si j’étais restée en France. Mais qui sait ce que le destin nous réserve ? Pour ma part, et c’est vrai aussi pour mes voisines et compagnes de traversée : une femme vaillante peut pas rêver une meilleure vie que la nôtre, en Nouvelle-France. Du moins, c’est ce que je pense aujourd’hui et je crois pas que mon idée va changer. Je suis têtue.