Quempel et le boîteux

Il y a bien longtemps, quand l’Irlande était gouvernée par plusieurs grands royaumes, l’un de ses rois faillit perdre son château dans la nuit de Noël. Voici comment cela a été rapporté, au coin du feu, de générations en générations, de foyers de pierres en foyers de fonte. Ce roi d’Irlande était veuf. Il se faisait fort vieux, avait trois fils et beaucoup de problèmes.

L’aîné des princes était un fier et robuste guerrier et il aurait fait un bon roi, s’il n’avait pas été aussi fourbe. En effet, le prince aîné mentait effrontément à toute la cour et rapportait des faits d’armes qui n’étaient pas les siens, mais ceux de ses gardes.  Le prince cadet, lui, était assez franc et plutôt agile cavalier.  Mais, il était beaucoup trop poltron pour prendre la tête des troupes royales. En effet, le prince cadet tremblait d’effroi et s’enfuyait dès qu’il entendait le bruit des armes qu’on entrechoque.  Quant au prince benjamin, Owen, il n’était ni solide au combat, ni agile à la course car il était boiteux. À sa naissance, la reine des fées, fâchée contre le roi qui avait érigé un rempart sur son rocher préféré (car les fées, comme chacun le sait, habitent dans le creux des rochers), elle avait noué une tige de lierre à la cheville du nouveau-né. Comme le jeune prince avait grandi avec cette attache la cheville, ses pieds s’étaient développés inégalement. Cependant, ce que la reine des fées ignorait alors, c’est que Owen possédait un cœur plein de dignité, de droiture et de courage.

Le premier jour de l’hiver, le roi d’Irlande tomba malade et il dut songer à nommer un de ses fils pour prendre sa place sur le trône. Il fit venir ses sept conseillers dans la haute tour de son château et ils discutèrent des qualités des deux princes valides, sans examiner la candidature du prince boiteux. Les conseillers n’arrivaient pas à se décider, car chaque fois qu’ils étaient sur le point d’être d’accord pour l’un ou pour l’autre des deux princes, un prodige survenait dans la tour et les interrompait. La première fois, le feu dans le foyer s’éteignit au beau milieu d’une grosse flambée et on ne put le rallumer durant plusieurs jours, ce qui empêcha les discussions de reprendre. La deuxième fois, l’eau se mit à couler d’une des pierres du mur et remplit la salle de réunion sans qu’on ne réussisse à la vider, tant et si bien que le roi dut tenir audience dans une autre salle. Une troisième fois, le vent qui s’infiltrait par les fenêtres, pourtant closes, fit voler les tapis dans les airs et souffla les lampes, plongeant la pièce dans l’obscurité et le froid. Personne ne parvint à boucher les fentes par lesquelles le vent s’engouffrait et il fallut encore trouver une autre salle.

Le roi était très contrarié par ces arrêts inopinés dans les discussions, car la maladie pesait de plus en plus lourd sur lui et l’affaiblissait.  Il devint vite pressant de régler le problème du royaume car le roi voulait nommer son successeur lors du grand banquet de Noël et c’était déjà le 22 décembre. Le plus vieux des conseillers du roi lui dit alors :  «Majesté, votre château est la proie des maléfices. Nos débats ont dû soulever le courroux des fées et de leurs lutins et il nous faudra l’apaiser si nous voulons arriver à une solution. » Le roi et les conseillers se mirent aussitôt à la recherche de ce qui avait pu déplaire au peuple des fées mais, là encore, leurs efforts restèrent vains, car ils ne trouvèrent rien dans leurs propos qui aurait pu les offenser. Voyant l’impasse dans laquelle il se trouvait, le roi se tourna vers un autre soutien.

Du fin fond de son royaume, le vieux souverain fit venir une prêtresse afin qu’elle devine lequel de ses fils devrait lui succéder. La prêtresse ne pouvait ni lancer de sortilèges, ni guérir ceux qui étaient ensorcelés, mais elle savait, mieux que personne, lire les augures et prédire l’avenir. Elle prit position au milieu de la tour, devant le roi et elle écouta sa requête. «Grande prêtresse, lequel de mes deux fils doit-on choisir…» Le roi terminait à peine sa phrase qu’un bruit de fracas se fit entendre, comme vingt fois cent sabots martelant la lande. Le feu s’éteignit subitement et une paire de souliers d’armure argentée sortit du foyer et vint se poser aux pieds de la prêtresse. Puis, ce fut de nouveau le silence dans la tour. Le roi se racla la gorge et reprit sa question : «Grande prêtresse, lequel de mes deux fils doit-on choisir pour me…», mais dès que ces mots furent prononcés, deux pierres du mur déboulèrent en laissant le passage à une coulée d’eau sur laquelle flottait une paire de pantoufles de laine bouclée et dorée. Les chaussons se déversèrent à côté des souliers d’armure. Puis, ce fut de nouveau le silence dans la tour. Le roi, hésitant, recommença : «Grande prêtresse, lequel de mes deux fils doit-on choisir pour me succéder…», et là il s’interrompit de lui-même, car un volet claqua et une brise glaciale pénétra dans la tour. La bourrasque fit tomber le pied empaillé d’un cerf noir qui servait de trophée de chasse sur le manteau de la cheminée. Cette fois, le roi n’osa reprendre sa question et garda le silence. La prêtresse se pencha et examina attentivement les deux souliers d’acier, les deux pantoufles de laine et l’unique pied en cuir de cerf.  Après un long moment de réflexion, elle déclara au roi que celui, parmi ses trois fils, serait le meilleur danseur à la veillée de Noël, devrait lui succéder à la tête du royaume. « Mais je n’ai pas trois fils qui puissent danser ou régner, intervint le roi. Je n’en ai que deux. »  La prêtresse montra au roi le pied de cerf en affirmant : « Majesté, vous avez un troisième fils qui n’a pas un parfait usage de ses deux pieds, mais je vois dans ce signe qu’il peut danser. S’il était privé de le faire à la veillée de Noël, le feu ne pourrait plus brûler dans aucun foyer de votre château, ses chambres seraient inondées par la cru des eaux et une tornade en abattrait tous les murs dont les pierres rouleraient une à une dans les ravins pour y demeurer à jamais. » En entendant cela, le roi blêmit, car il ne voulait certes pas perdre son château qui était le bien de sa famille depuis trois cent ans. Il accepta la prophétie de la prêtresse à laquelle il fit présent des souliers d’armure, des pantoufles de laine d’or et du pied de cerf noir, ainsi que d’une bourse d’argent pour la remercier. 

Le lendemain, 23 décembre, le vieux roi fit venir ses trois fils pour leur faire part de sa décision et leur demander de s’entraîner à la danse en vue de la veillée de Noël. L’aîné et le cadet s’esclaffèrent devant le défi insignifiant que représentait pour eux de danser durant une fête. Pour sa part, Owen conçut déception et tristesse de cette annonce, car il n’avait jamais appris à danser, tant son handicap de boiteux le gênait. Pendant toute la journée, il subit les moqueries de ses frères et leurs rires qui résonnaient dans tout le château. Après le souper, incapable d’en supporter davantage, Owen endossa sa capeline et sortit dans la cour. La lune brillait haute dans le ciel étoilé et le vent soulevait de blancs tourbillons de neige en grésillant. Owen retenait des larmes d’amertume quand il vit soudain une fée menue et bleue bondir de la rafale et virevolter avec grâce et vivacité sous ses yeux. Ébahi, il se laissa tomber à genoux dans la neige pour mieux l’observer. « Qui es-tu » demanda-t-il à l’apparition ?

-  Je suis Quempel, la fée de la danse » chuchota-t-elle dans une pirouette.

-  Que tu es belle ! Comme tu danses bien ! Quelle merveille ce serait pour moi de danser, ne serait-ce que la moitié moins bien que toi ! Hélas, je ne le puis… Je suis boiteux, soupira Owen en la contemplant.

-  Il n’en tient qu’à toi d’apprendre, brave jeune prince. Danser, c’est comme boiter, on est toujours que sur un pied. Il suffit parfois de bons souliers pour combler la différence » fit Quempel !   

Owen se releva, secoua la neige qui collait à ses vêtements et se mit à sautiller, tant pour se réchauffer que pour faire l’expérience de la danse. Enchantée par sa bonne volonté, Quempel leva les bras dans les airs et le vent gagna en intensité, sifflant à travers les branches des arbres, exactement comme violon en furie qui faisant crépiter la neige tout comme des souliers ferrés. Transporté par cette musique envoûtante, Owen dansa jusqu’au matin du 24 décembre, tant et si bien que toute la neige de la cour fondit sous ses pieds trépidants. Il entra au château épuisé, mais beaucoup moins découragé. Il monta à sa chambre et se jeta tout habillé sur son lit où il dormit en ronflant. Il fit un rêve décousu où des fées, aidées de lutins, éteignaient sans cesse un grand feu de cheminée avec un soufflet invisible; puis une chambre se remplissait jusqu’au plafond d’une eau inépuisable, grâce à des trous dans le mur que des lutins creusaient; puis encore, il aperçut en rêve les lutins se bousculer sous des tapis qu’ils soulevaient dans les airs et les fées souffler les lampes d’un simple battement d’ailes. 

 

Le soir venu, Owen se réveilla en sursaut quand on vint le chercher pour le banquet de Noël. Il changea de vêtements à la hâte et découvrit sous son lit, à la place de ses bottes, une paire de souliers noirs, en cuir de cerf, qu’il n’avait jamais vus auparavant. Surpris, il s’en empara et les enfila. Le jeune prince s’aperçut avec ravissement que les souliers étaient non seulement de la bonne taille, mais également très confortables. Et ainsi chaussé, il descendit l’escalier en claquant du talon sans remarquer qu’il ne boitait plus.  Au banquet de la fête de Noël, quand les convives eurent bien mangé et bien bu, le roi annonça son intention de dévoiler le nom de son successeur, au premier coup de minuit. Puis, il commanda le début de la danse à ses musiciens, joueurs de violons, de tambourins, de cornemuses, de flûtiaux et de harpes. À ses fils, il ordonna de choisir une cavalière parmi les jeunes filles invitées et d’ouvrir le bal.

Le prince aîné, qui, toute l’année, avait raconté des mensonges à plusieurs jeunes filles, eut quelques difficultés à en trouver une qui voulut bien danser avec lui. Le prince cadet, qui, plusieurs fois dans l’année avait négligé de secourir certaines d’entre elles par peur d’être lui-même attaqué, dut se rabattre sur une invitée qui n’avait jamais entendu parler de lui. Quant au plus jeune prince, qui se tenait à l’écart derrière une colonne, trop intimidé pour aborder une jeune fille, il ne songeait même pas à prendre sa place dans la danse, parmi ses frères. Le roi dut l’exiger de lui, car il craignait de perdre son château si tous ses fils ne dansaient pas.

Comme Owen ne connaissait aucune jeune fille présente et qu’il ne voulait pas désobéir à son père, il s’avança seul au milieu du cercle des danseurs et commença à danser.  Il se concentra sur la musique et oublia tout le reste. Le jeune prince ne se rappela même plus qu’en dansant, il rivalisait avec ses frères pour conquérir le trône.  Il bondissait, tournoyait et martelait le sol avec une telle vigueur et une si grande netteté, que toute l’assemblée en demeura stupéfaite d’admiration.  De son côté, le prince aîné commença à perdre le rythme tant la fatigue gagnait ses jambes et soudain, il eut l’impression que ses souliers étaient aussi lourds que s’ils avaient été en fer. D’ailleurs, les pas moins précis qu’il exécutait résonnaient comme bruit de ferraille sur le plancher. Pour sa part, le prince cadet se mit à éprouver de semblables difficultés. Ses jambes devenaient faibles au fur et à mesure que l'accablement s’emparait d’elles, si bien qu’il n’arriva plus qu’à effleurer le sol avec mollesse, comme si ses souliers étaient devenus des pantoufles de guenille.

 

Entraînés par la ferveur de Owen et par la musique captivante, tous les convives rejoignirent les princes au milieu de la salle de bal et ce fut une formidable veillée de quadrilles, de farandoles et de gigues, comme le château n’en avait pas connue depuis le décès de la châtelaine. Le roi se sentit renaître et devint rouge de plaisir en observant la salle de bal. Soudain, à minuit moins dix, une bourrasque de neige entra d’on ne sait où et vint envelopper et refroidir les danseurs, garçons et filles, ducs et duchesses, gens d’armes et servantes. Le prince aîné se retrouva aussitôt chaussé de souliers d’armure et le prince cadet, de pantoufles de laine. Voyant cela, leurs partenaires se moquèrent d’eux et, en gloussant de rire, elles se détournèrent vers d’autres danseurs. Quant au prince benjamin, il sentit à cet instant une énergie incroyable descendre de son cœur à ses pieds et il lui sembla que le cuir de ses souliers neufs palpitait de joie. En levant les yeux, Owen découvrit devant lui, une merveilleuse princesse aux longs cheveux scintillants, toute de voiles bleus vêtue, qui ressemblait fort à la fée Quempel. Avec un sourire invitant, elle lui tendait les mains. Il s’en empara aussitôt, tremblant d’étonnement et comprenant que les souliers venaient d’elle. « Est-ce à vous que je dois ces fantastiques souliers de danse que je porte ce soir ?

-  Nenni, Owen ! C’est la reine des fées qui te les offre. C’est son cadeau de Noël, pour réparer le vilain présent de naissance qu’elle t’a donné jadis. Désormais, tant que tu porteras ces souliers, tu ne boiteras plus et tu seras un danseur incomparable. Joyeux Noël Owen ! »

Le jeune prince et son énigmatique cavalière dansèrent ensemble pour le plus grand plaisir de l’assemblée émerveillée et réchauffée par leur énergie débordante. Penauds, le prince aîné et le prince cadet abandonnèrent la partie et se retirèrent avec une mine exténuée. Ils roulèrent bientôt d’épuisement sous la table de banquet d’où ils n’osèrent plus sortir. À minuit plus une minute, le roi se redressa sur son trône, tout à fait subjugué par son fils benjamin aux capacités de danseur insoupçonnées. D’une voix forte et émue, il le proclama son successeur. Aussitôt, tous les invités clamèrent en chœur « Vive le roi !  Vive le prince Owen !  »

C’est ainsi que Owen le boiteux devint roi d’Irlande et le meilleur danseur de son royaume grâce aux souliers de cerf magique offerts par le peuple des fées.